L. 874.  >
À André Falconet,
le 9 septembre 1666

Monsieur, [a][1]

M. Defita, [2] procureur du roi aux Requêtes de l’Hôtel [3] et qui était naguère à Lyon, a été reçu lieutenant criminel à la place de M. Tardieu [4] qui fut si misérablement assassiné l’année passée dans sa maison. [1] M. le lieutenant civil [5] est ici fort malade, comme aussi M. de Noailles, [6] premier capitaine des gardes. [2] On fait avancer M. de Beaufort [7] et les Hollandais le viennent joindre avec 105 voiles, que les vaisseaux du roi de Danemark [8] viendront joindre tôt après. Hier mourut ici un président des comptes nommé Girard du Tillay ; [3][9] il était gendre de feu M. le président de Bailleul. [10] C’est lui qui avait chassé sa femme, [11][12] et chez laquelle fut trouvé l’année passée le P. Faverolle, [13][14] jésuite, qui fait aujourd’hui chez ces bons pères rude pénitence à ce qu’on dit, dans une cave, les fers aux pieds, avec les limaçons. [15][16] Il y en a qui croient que M. de Beaufort est ici à la cour, et qu’il est venu voir le roi [17] incognito. [4][18]

On commence ici à voir plusieurs maux extraordinaires, tels que sont dysenteries, [19] fièvres quartes, [20] hydropiques. [21] Je crois que c’est le malheur du temps qui fait tant de mélancoliques [22] car tout le monde se plaint. Comme j’étais aujourd’hui sur les onze heures avec M. le premier président [23] dans son cabinet, qui m’avait envoyé quérir pour son dîner avec lui, on est venu lui dire que l’on avait donné l’extrême-onction [24] à M. le lieutenant civil. Tôt après, il est venu une grande troupe de ses parents et parentes qui le cherchaient pour l’emmener ; ego vero clam me subduxi[5] comme dit quelque part Érasme, [25] et m’en suis venu dîner avec ma famille ; il y aura eu quelque affaire secrète. Nous avons ici un des nôtres fort malade, qui est M. Charpentier [26] et qui est un des plus habiles ; mais la science n’y fait rien, tam docti, quam indocti, æque veniunt in rationem Libitinæ[6][27][28] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 9e de septembre 1666.


a.

Bulderen, no ccccxiii (tome iii, pages 178‑179) ; Reveillé-Parise, no dccxviii (tome iii, pages 610‑611).

1.

Jacques Defita, avocat au Parlement de Paris venait de succéder à Jacques Tardieu (assassiné le 24 août 1665, v. note [2], lettre 832) dans la charge de lieutenant criminel du Châtelet de Paris. Il mourut en 1700.

2.

V. note [5], lettre 877, pour l’empoisonnement de Simon Dreux d’Aubray par sa propre fille, la marquise de Brinvilliers.

Anne, comte, puis duc (en 1663) de Noailles et d’Ayen (1615-1678) avait été nommé capitaine des gendarmes du cardinal Mazarin en 1643 puis était devenu capitaine des gardes du corps du roi en 1648. Lieutenant général en 1650, il avait reçu le gouvernement du Roussillon en 1660. Lui et son épouse, Louise Boyer, dame d’atours de la reine Marie-Thérèse, « tenaient intimement au cardinal Mazarin et à la reine mère » (Saint-Simon, Mémoires, tome iii, page 282).

3.

Charles Girard, seigneur du Tillay, fils aîné de Henri et frère de Louis (v. note [10], lettre 846), avait été reçu conseiller au Parlement de Paris (deuxième des Enquêtes, 1643) puis président en la Chambre des comptes (1650). Il avait épousé en 1643 Élisabeth de Bailleul, fille aînée de Nicolas ii, surintendant des finances, et sœur du président à mortier, Louis (Popoff, nos 56 et 1307). Tallemant des Réaux a raconté (Historiettes, tome ii, pages 397‑399) le penchant certain de la présidente du Tillay pour les galanteries, en donnant les raisons pour lesquelles le président la renvoya chez son père. Devenue veuve, elle se remaria à Pierre Hennequin, marquis de Fresne ; elle a laissé des mémoires (1701).

Note d’Adam sur Tallemant des Réaux :

« En 1666, la présidente du Tillay avait été mêlée à un gros scandale. Le prince de Condé écrivait sur ce sujet à la reine Marie de Pologne, parlant des jésuites : “ Un de leurs pères, nommé le P. Le Clerc, étant leur procureur, a emprunté plus de 400 000 livres en leur nom, leur faisant accroire, à ce qu’ils disent, qu’il en acquittait les rentes qu’il devait ; cependant, il n’y en a pas une acquittée et le bon père a fait banqueroute. Les pères l’ont fait arrêter. On dit qu’il en a donné une bonne partie à une femme qui s’appelle Mme Dampas, qui le nie. {a} Enfin les créanciers et les bons pères sont fort embarrassés. Ils firent hier arrêter un autre de leurs pères qui s’appelle le P. Faverolle {b} qui s’était retiré, sans leur congé, depuis quelque temps de chez eux. On l’a trouvé chez une femme en cette ville, qui s’appelle Mme du Tillay. On prétend que l’exempt qui l’a arrêté l’a trouvé chez elle. ” » {c}


  1. Scandale que Guy Patin évoqué au début de sa lettre à André Falconet, datée du 22 décembre 1665 (v. sa note [1]).

  2. Sans surprise, ce jésuite dénommé Faverolle (prénom inconnu) n’a pas laissé de trace dans les annales de la Compagnie.

  3. Le Grand Condé et le duc d’Enghien. Lettres inédites à Marie-Louise de Gonzague, reine de Pologne, sur la cour de Louis xiv, éditées par Émile Magne (Paris, 1920, pages 251‑252).

4.

Dans ses Mémoires (tome 1, pages 184‑185, année 1666), Louis xiv, sans parler d’une entrevue secrète avec son amiral, le duc de Beaufort, a bien décrit la situation navale d’alors : les Anglais avaient reconstitué leur flotte et l’avaient postée autour de l’île de Wight, barrant la route à l’escadre française qui devait remonter la Manche pour se joindre aux Hollandais retirés dans leurs ports ; malgré le danger les Français franchirent l’obstacle en n’y perdant qu’un seul vaisseau. En réalité, la Marine royale ne jouait qu’un rôle de piètre figurant dans le conflit anglo-hollandais. Les flottes des deux principaux belligérants s’étaient de nouveau affrontées les 4 et 5 août (Saint James’s Day Batlle) au bénéfice des Anglais, mais sans grande perte pour les uns et les autres.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 466) :

« Le lundi 9 août, les nouvelles vinrent du combat naval des Anglais et des Hollandais, et que ces derniers avaient été battus. On disait que Ruyter {a} s’était retiré en Hollande après que l’escadre de Zélande se fut retirée à cause la mort de Jean Leersen, leur amiral ; que Tromp {b} avait pris le large et que Ruyter, se voyant ainsi sans secours, s’était retiré. Une personne me dit que aussitôt les États s’étaient assemblés, avaient fait de grandes plaintes du retardement de M. de Beaufort, et avaient fait dire à M. d’Estrades qu’ils voyaient bien que le roi les abusait et qu’il voulait les faire consommer avec les Anglais pour profiter de leur ruine, et qu’ils feraient la paix sans lui. »


  1. V. note [1], lettre 876.

  2. V. note [30], lettre 324.

5.

« pour moi, je me suis esquivé discrètement » : je n’ai rien trouvé d’approchant dans ce qui avait été imprimé d’Érasme en 1666.

6.

« savants comme ignorants, tous s’inscrivent sur le registre de la Mort » (v. note [35], lettre 426).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 9 septembre 1666

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(Consulté le 26/04/2024)

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