J’ai reçu votre belle lettre, dans laquelle j’ai trouvé les articles de nos plénipotentiaires et les dépositions des témoins contre votre docteur nouvellement métamorphosé [2][3] qui maltraite sa femme. [1] Quand je vois tant de désordres dans la vie humaine, j’ai pitié de l’homme qui, faute de devenir maître de ses passions, tombe dans de telles brutalités. N’est-ce pas une chose honteuse qu’un homme qui croit être si sage et si savant, soit si fou que de battre sa femme et la laisser mourir de faim ? Vous diriez qu’il veut la tuer et l’assommer afin qu’elle soit sainte et martyre par les maux qu’il lui aura fait souffrir. Vous verrez qu’il aura encore assez d’ambition de prétendre par là du crédit en paradis ; mais il se trompe. Je voudrais que pour son bien et son amendement quelqu’un lui dît à l’oreille le sens mystique de ces deux beaux vers de Virgile : [4]
Non tibi regnandi veniat tam dira libido,
Quamvis Elysios miretur Græcia campos. [2]
Cette pauvre belle-mère qui lui a donné sa fille en mariage [5] voit trop tard qu’on n’a jamais bon marché de mauvaise marchandise. Des gens qui sont autant capricieux que ce docteur ne devraient point se marier pour n’avoir pas tant de témoins de leur folie. [6] Cette pauvre infortunée peut dire de soi-même ce que la femme d’un certain jaloux d’Italie dit dans Vivès : [7]
Discite ab exemplo Iustinæ, discite matres,
Ne nubat fatuo filia vestra viro. [3]
Pour le sieur Stella, [8] je ne sais pas véritablement d’où il était ; mais en un certain panégyrique qu’il fit au cardinal de Richelieu, [9] l’an 1634, il s’y nomme Tilemannus Stella Bipontinus. Ne vous étonnez pas si Du Val [10] en a parlé froidement dans son livre. [4] Cet homme ne sait presque rien de la vraie histoire et il serait même bien malaisé de la lui apprendre, tant il y est malpropre. Je lui ai donné plusieurs fois divers bons mémoires, mais le dessein et le style sont de lui tout seul. Il devrait avoir parlé d’Érasme [11] lorsqu’il parle de l’institution des professeurs du roi ; [5] mais comme il est cagot et trop scrupuleux pour un philosophe, il ne l’aime pas et n’a jamais lu de ses ouvrages. Je lui ai même une fois ouï dire à table qu’Érasme ne savait rien, dont il fut bien relevé. Dans le premier livre des épîtres d’Érasme, il est parlé de ce noble dessein du roi François ier ; [12][13][14] et même, il y a une belle épître de Budé [15] à Érasme, avec la réponse d’Érasme à Budé, où il est traité également de la nation et du nom des Guillaume qui avaient toujours favorisé Érasme, parce que ces trois Guillaume l’avaient recommandé à ce bon roi François ier et avaient les uns sur les autres renchéri à dire du bien de lui, savoir Guillaume Budé, Guillaume Copus, [16] son médecin, et Guillaume Parvus, [17] son confesseur qui devint évêque de Meaux. [6][18] Pour revenir au mot de Bipontinus, je pense que Stella voulait dire qu’il était du duché de Deux-Ponts au Palatinat du Rhin, [19] d’où était ce Wolfgang, [20] duc des Deux-Ponts, qui vint en France sous Charles ix [21] avec une armée pour secourir les protestants et qui mourut de trop boire à La Charité-sur-Loire [22] l’an 1569, dont on fit ce distique latin :
Pons superavit aquas, superarunt pocula Pontem,
Febere tremens periit, qui tremor orbis erat. [7]
Je sais bien ce que c’est que le Facundus du P. Sirmond, [23][24] dont vous me parlez, et j’y ai vu le passage sur l’eucharistie que vous demandez : Adoptionem quoque filiorum suscepisse Christum, si antiqui Doctores Ecclesiæ dixisse monstrantur, nec ipsi, nec omnis Ecclesia qua tales Doctores habuit, iudicari deberent hæretici. Nam Sacramentum adoptionis suscipere dignatus est Christus, et quando circumcisus est, et quando baptisatus est ; et potest Sacramentum adoptionis adoptio nuncupari ; sicut Sacramentum corporis et sanguinis eius, quod est in pane et poculo consecrato, corpus eius et sanguinem dicimus, non quod proprie corpus eius sit panis et poculum sanguis, sed quod in se mysterium corporis eius, sanguinisque continenant. Hinc et ipse Dominus benedictum panem et calicem, quem Discipulis tradidit, corpus et sanguinem suum vocavit, etc. Facundus Sirmundi, p. 404. [8][25] C’est une affaire à démêler à M. Arnauld, [26] ou au P. Sirmond qui y a fait des notes en la lettre Tt, [9] ce qui lui a déjà été reproché par Le Faucheur [27] ou Aubertin [28] dans les doctes traités qu’ils ont faits sur l’eucharistie. [10] Je me recommande à vos bonnes grâces et suis de tout mon cœur, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
Patin.
De Paris, de 22e d’août 1645.
1. |
Nouvelle allusion à Lazare Meyssonnier, protestant récemment converti au catholicisme, que Guy Patin tenait pour fou. « Nos plénipotentiaires » étaient probablement les diplomates français envoyés à Münster pour négocier la paix, mais je n’ai pas trouvé de référence imprimée qui y corresponde. |
2. |
« Ton désir de régner n’irait pas jusque-là, bien que la Grèce admire les champs Élysées » : Géorgiques, chant i, vers 37‑38 (avec altération du premier vers : Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido). Les P. Virgilii Maronis Bucolica et Georgica Argumentis, Explicationibus, Notis illustrata, Auctore Io. Ludovico de la Cerda… Edition cum accurata, tum locupletata, et Indicibus necessariis insignata [Bucoliques et Géorgiques de Virgile, illustrées des commentaires, des explications et des notes de Juan Luis de la Cerda] {a} (Lyon, Horatius Cardon, 1619, in‑fo) ont donné leur « sens mystique » (caché) à ces deux vers tirés du préambule des Géorgiques, en paraphrasant ceux qui les précèdent et les suivent (page 185, note d de l’Explicatio) : Concludit Poeta hac ratione : Modo sis unus e Diis terrarum, e Diis maris, e Diis cœlestibus, quicquid demum ex tribus istis eris, (nam te nec Tartara regem suum sperent, nec tu hoc cupias : quamvis Græcia Elysios campos miretur, quamvis Proserpina infernis locis permulsa nollet matrem Cererem repetere, nollet sequi) da mihi cursum navigationis facilem, annue cœptis audacibus, una mecum in viam ingredere miseratus agrestes ignaros viæ, assuesce iam ut Deus vocari. |
3. |
« Instruisez-vous par l’exemple de Justina, instruisez-vous, mères, pour ne pas marier votre à un fou. » Avec matres pour patres, ce sont les deux derniers vers d’une épigramme de Jean-Louis Vivès (Juan Luis Vives ; Valence, Espagne 1492-Bruges 1540) : {a}
V. note [14], lettre 409, pour trois autres ouvrage qui attestent de l’abondante et éminente production littéraire de Vivès. Après des études à Paris, il se rendit à Louvain et s’y lia avec Érasme. Sous sa direction, Vivès se perfectionna dans les langues grecque et latine. Il professa ensuite les belles-lettres à Louvain, fut appelé en Angleterre pour y exercer les fonctions de précepteur de la princesse Marie, fille de Henri viii (Marie Tudor, v. note [8] du Borboniana 3 manuscrit). Ce roi jeta Vivès en prison parce qu’il avait osé désapprouver son divorce d’avec Catherine d’Aragon. Libéré au bout de six mois, Vivès alla s’établir à Bruges. Il occupe une place distinguée parmi les philosophes érudits qui vers la fin du xvie s. sapèrent dans ses fondements l’influence des scolastiques et donnèrent une vive impulsion à l’étude de la littérature classique. Il formait avec Érasme et Budé ce qu’on nommait le triumvirat dans la république des lettres : Budé était l’esprit, Érasme la parole et Vivès le jugement (G.D.U. xixe s.). De nos jours, Bruges honore toujours la mémoire de Vivès par une statue placée dans l’un de ses plus charmants jardins. En novembre-décembre 1658, Charles Spon et Guy Patin ont échangé sur le veuvage de leur collègue Lazare Meyssonnier. Je n’ai pas trouvé le nom et le prénom de son épouse, mais cette recherche m’a mené à son petit livre intitulé : La belle magie ou Science de l’esprit, contenant les Fondements des Subtilités, et des plus Curieuses et Secrètes Connaissances de ce Temps. Accompagnée de figures en taille-douce, et tables bien amples… {a} Les pièces liminaires contiennent aussi un court Testament de l’auteur à Marie-Marguerite Meyssonnier, sa fille unique (sans mention de sa mère). |
4. |
Iohannes Tilemannus Stella avait été nommé en 1637 lecteur et professeur du roi « ès mathématiques et histoires », à la suite de Jean Bulenger, mort en 1636. Guy Patin se souvenait ici de son : Panegyricus Eminentissimo Cardinali, Serenissimo Duci, Armando Ioanni Plessiaco, Richelii Toparchæ, Patri Patriæ, consecratus a Tilemanno Stella Bipontino. La pièce la plus curieuse de ce petit livre est la traduction en six langues (grec, hébreu, samaritain, chaldéen, syriaque et arabe) du distique latin final in Cardinalium ter-maximum [à la gloire du cardinal trois fois très grand] : Regnum, Orbem, Cœlos, auxit, concussit, adegir Dux, Phœnix, Præsul, Marte, stupore, prece. Stella avait obtenu ses lettres de professeur royal le 13 juillet 1639. La notice sur « Stella, Allemand » occupe toute la page 37 et le haut de la suivante dans le Collège royal de France… de Guillaume Du Val (v. note [5], lettre 98. Elle est en effet plutôt froide :
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5. |
Guillaume Du Val, en effet, n’a pas cité Érasme dans son Collège royal de France… (page 10) :
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6. |
Meaux (Seine-et-Marne) sur la Marne, 40 kilomètres à l’est de Paris, capitale de la Brie, est siège épiscopal depuis le ive s. Budé, Cop et Petit furent « ces trois Guillaume », liés à Érasme, qui exercèrent leur influence sur François ier pour le déterminer à créer le Collège royal de France (1530).
Guy Patin faisait allusion à deux lettres latines écrites en 1516, qu’on trouve dans les Épîtres d’Érasme (édition de Londres, 1642, v. note [14], lettre 71).
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7. |
« Un Pont est passé dessus les eaux, les abus de boisson sont passés dessus l’autre Pont, Wolfgang, duc des Deux-Ponts (1526-1568) hérita du duché de Neubourg vers le milieu du xvie s. et mourut en France dans une expédition qu’il avait entreprise pour secourir les protestants (G.D.U. xixe s.). V. supra. note [4] pour la principauté bavaroise du Palatinat Deux- Ponts. Pierre de L’Étoile (Mémoires pour servir à l’histoire de France, édition de M. Petitot, Paris, 1825, page 68) :
La Charité-sur-Loire n’est pas en Limousin, mais en Bourgogne (Nièvre) sur la rive droite du fleuve, 53 kilomètres à l’est de Bourges et 22 au nord de Nevers. La ville a tiré sa prospérité d’un pont sur le fleuve et d’un prieuré bénédictin dont le titulaire était seigneur spirituel et temporel de la cité, et jouissait d’un des plus beaux bénéfices du royaume. |
8. |
« Si on démontre que les anciens docteurs de l’Église ont dit que le Christ a aussi reconnu l’adoption des enfants, ni eux-mêmes, ni l’Église tout entière, qui a eu de tels docteurs, ne devraient être jugés hérétiques. En vérité, le Christ a été jugé digne de subir le sacrement d’adoption, et quand il a été circoncis, et quand il a été baptisé ; et l’adoption peut être dénommée le sacrement d’adoption ; {a} tout comme nous disons que son corps et son sang sont le sacrement de son corps et de son sang, qui est dans le pain et le vin consacrés, non pas parce que son corps est proprement du pain, et son sang du vin, mais parce qu’ils contiennent en eux le mystère de son corps et de son sang. {b} Et c’est pourquoi le Seigneur a lui-même appelé son corps et son sang le pain bénit et le calice qu’il a remis aux disciples, etc. Facundus de Sirmond, page 404. » {c}
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9. |
Le feuillet (sans numéro de page) du Facundi episcopi… portant la signature Tt correspond à une note du P. Sirmond sur le passage précité du livre ix (page 404) de Facundus. La note porte sur Non quod proprie corpus [non pas parce que son corps est proprement du pain] :
V. note [5] du Borboniana 6 manuscrit pour la communion sous les deux espèces. Tout cela prouve au moins que Guy Patin s’intéressait de très près à certaines questions religieuses, telle ici celle de la transsubstantiation eucharistique qui était au cœur d’un désaccord dogmatique entre catholiques et protestants (après avoir opposé les nestoriens aux monophysites du temps de l’empereur Justinien). |
10. |
Michel Le Faucheur (Genève vers la fin du xvie s.-Paris 1er avril 1657) avait fait preuve d’un grand talent oratoire dès son premier ministère pastoral à l’Église d’Annonay (Ardèche). En 1612, il avait été appelé au synode national de Privas, puis été nommé pasteur de l’Église de Montpellier. Il fut chargé en 1625, avec deux de ses coreligionnaires, d’aller apaiser les protestants de Nîmes et de leur recommander la fidélité au roi. Ayant refusé une chaire à l’Académie de Lausanne et une place de pasteur à Genève, il était venu s’établir en 1634 à Charenton (v. note [18], lettre 146) où il demeura jusqu’à sa mort (G.D.U. xixe s.). Le Faucheur est, entre autres, l’auteur du Sermon sur ces mots de l’Évangile selon saint Jean, chapitre 6, verset 56, « Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi et moi en lui », prononcé en l’Église de Charenton le jour de Pâques 1632… (Charenton, P. Auvray, 1632) et du Traité de la Cène du Seigneur, avec la réfutation des oppositions du cardinal Duperron, et autres… (Genève, sans nom, 1635, in‑fo). Edme Aubertin (Châlons-sur-Marne 1595-Paris 1652) était ministre de Charenton depuis 1631. Celui de ses livres que Guy Patin signalait ici est L’Eucharistie de l’ancienne Église, ou traité, auquel il est montré quelle a été, durant les six premiers siècles depuis l’institution de l’Eucharistie, la créance de l’Église touchant ce sacrement… (Genève, PierreAubert, 1633, in‑fo) (Triaire et Jestaz). |
a. |
Du Four (édition princeps, 1683), no v (pages 17‑21), datée du 12 août 1645 ; Bulderen, no v (tome i, pages 13‑16), datée du 12 août ; Triaire no cxxviii (pages 467‑470) ; Reveillé-Parise, no clxxxvi (tome i, pages 358‑360). |