L. 653.  >
À André Falconet,
le 23 novembre 1660

Monsieur, [a][1]

Ecce iterum Crispinus, et est mihi sæpe vocandus ad partes[1][2][3] c’est-à-dire que je vous écris derechef, sans compter ce que je ferai à l’avenir si la matière ne me manque pas. Martial [4] a dit quelque part qu’il aurait de la peine à s’empêcher de faire des vers et à brouiller du papier ; ainsi aurais-je de la peine à me retenir de vous écrire car j’y ai double satisfaction, l’une en vous écrivant et l’autre de ce que je crois que vous n’êtes point marri d’apprendre nos petites nouvelles. [5] Et pour commencer, en voici un qui a perdu plus que vous et moi, c’est M. Châtelain, [6] docteur de Sorbonne [7] et vieux chanoine de Notre-Dame, [8] qui mourut hier dans un âge fort décrépit. Il était bien temps qu’il mourût, il avait autrefois bien cherché la pierre philosophale [9] sans la trouver. Enfin, il l’a trouvée sans la chercher dans une bière de plomb où il est gisant. Croiriez-vous bien qu’il y eût encore de ces fous-là ? Oui certes, pour en juger à la huguenote. [2][10] Il n’y en a que trop qui n’ont point fait leur profit du colloque d’Érasme [11] contre les alchimistes, [3][12] et qui n’ont point lu le chapitre de la pierre philosophale dans les Discours politiques et militaires du sieur de La Noüe. [4][13] Je ne vous dis pas que lui et ses souffleurs ont fait de la fausse monnaie [14] car ce serait médisance et néanmoins, on fait quelquefois l’un sous ombre de faire l’autre.

Je viens de recevoir votre lettre. À ce que je vois, votre M. Guillemin [15] résiste à la mort qui le chicane. Dieu veuille que les eaux de Saint-Myon [16] lui profitent, mais j’en doute. Il y a trois remèdes dont le succès se connaît par l’épreuve qu’on en fait : le lait, [17] le bain et les eaux minérales. [18] Nous avons aussi un de nos médecins malade, c’est le bonhomme M. Perreau, [19] le contretenant de Des Gorris [20] et grand anti-antimonial, dont même il a écrit ; [5] il a 76 ans, ce qui est une mauvaise marchandise. Je suis toujours votre, etc.

De Paris, ce 23e de novembre 1660.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no xciii (pages 294‑296) ; Bulderen, no ccxviii (tome ii, pages 161‑163) ; Reveillé-Parise, no dxlv (tome iii, pages 290‑291).

1.

« Voici encore Crispinus et je le prendrai souvent à partie » : premier vers de la Satire iv de Juvénal. Le poète se servait de Crispinus pour personnifier les vices qu’il voulait attaquer et flétrir ; on le trouve aussi dans la Satire i (vers 27‑30) parmi les motifs qui invitent le poète à la dérision :

Crispinus, Tyrias humero revocante lacernas,
Ventilet æstivum digitis sudantibus aurum
nec sufferre queat maioris pondera gemmæ,
difficile est satiram non scribere
.

[Quand un Crispinus, rejetant de ses épaules un manteau de pourpre tyrienne, évente la bague d’été qu’il porte sur ses doigts en sueur, incapable de supporter le poids d’une gemme plus lourde, il est difficile de ne pas écrire de satires].

Rufrius Crispinus, chevalier romain du ier s. de notre ère, commanda la garde prétorienne sous l’empereur Claude, puis fut nommé préteur en l’an 47. Il fut le premier mari de Poppea Sabina qui, après leur divorce, devint la seconde épouse de Néron en 62. Devenu membre du Sénat, Crispinus fut banni en 65 puis exécuté l’année suivante sur ordre de Néron.

2.

C’est-à-dire objectivement, v. note [18], lettre 480.

3.

L’Alchimie est le titre d’un des Colloques d’Érasme (Develay, tome 2, pages 105‑116), où Philecoüs (P) et Lalus (L) tournent en dérision la naïveté du vieillard Balbin :

L– Sic est, ut dicis, sed nullus est mortalium, qui sapit omnibus horis, aut qui sit undiquaque perfectus. Habet hoc vir ille inter multas egregias dotes nævi ; iam olim insanit in artem, quam vocant alcumisticam.
P– Haud tu quidem nævum narras, sed insignem morbum.
L– Utcunque est, ille toties delusus ab hoc hominum genere, tamen dudum mirifice passum est sibi verba
.

[L– Cet homme, parmi maintes éminentes qualités, a un défaut : il est depuis longtemps infatué de cet art qu’on nomme l’alchimie.
P– Ce n’est point un défaut que vous me dites là, mais une terrible maladie.
L– Quoi qu’il en soit, bien qu’il ait été mille fois trompé par ces charlatans, il s’est laissé duper dernièrement d’une façon incroyable].

Suit l’histoire d’un prêtre qui tira tout l’argent de Balbin qu’il put sur la vaine promesse de lui fabriquer de l’or (v. note [57] du Naudæana 2).

4.

François de La Noüe (dit Bras de Fer, le Bayard huguenot, 1531-1591), noble breton converti à la Réforme dès 1558, fut l’un des grands chefs calvinistes des guerres de religion. Il a écrit 26 Discours politiques et militaires du seigneur de La Noüe. Nouvellementrecueillis et mis en lumière (Bâle, François Forest, 1587, in‑4o ; réédition à Genève, Pierre et Jacques Chouët, 1614, in‑8o).

Le 23e discours (pages 457‑491) est intitulé De la Pierre philosophale ; La Noüe en résume le contenu en ces termes :

« Or entre ceux qui son adonnés (mais trop curieusement) à la poursuite des divers objets, il n’y en a point qui aient plus de besoin d’être admonestés que ceux qui font profession, par souffleries continuelles, de vouloir faire enfanter à leurs fourneaux de grands trésors, qu’ils cuident {a} que tant de longues épreuves produiront en évidence. Car on doit avoir compassion de voir quelqu’un en erreur aller faire perte de ses ans et de sa peine, sans en rapporter fruit quelconque. C’est ce qui m’a ému de {b} leur faire ce petit avertissement qu’ils prendront, s’il leur plaît, en bonne part, par lequel je prétends leur montrer par raisons vulgaires, aisées à comprendre et selon ma portée, qu’ils s’abusent aux moyens qu’ils tiennent pour parvenir à la fin où ils tendent. Puis après je dirai un mot de quelques doctes philosophes alchimistes qui poursuivent le même objet, et de ce qu’on peut juger de leur fait si rare et si inconnu. Finalement, ayant confessé qu’il y a une vraie pierre philosophale (mais plus spirituelle que matérielle), je déclarerai quelle elle est et qu’étant soigneusement cherchée, elle se peut trouver, et étant trouvée, apporter richesse et contentement incomparable. »


  1. Croient.

  2. Poussé à.

Ce discours s’achève sur ces mots :

« Donc il est meilleur s’arrêter à chercher et poursuivre la vraie pierre philosophale de sapience, qui instruit, console, enrichit, contente et sauve ceux qui l’ont trouvée, que tracasser après la fausse des souffleurs, en la recherche de laquelle on s’attriste, on s’appauvrit et on s’empire, sans qu’on la puisse jamais rencontrer. »

V. note [58] du Naudæana 2, pour un autre extrait.

5.

V. note [3], lettre 380, pour Le Rabat-joie de l’Antimoine triomphant de Jacques Perreau (Paris, 1654). Il occupait alors le deuxième rang sur la liste d’ancienneté des docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris, derrière Jean iii Des Gorris à qui le titre d’ancien avait été refusé pour cause de religion (v. note [1], lettre 596).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 23 novembre 1660

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(Consulté le 27/04/2024)

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