Ce 4e d’octobre. M. le maréchal de Créqui [2] se rend maître de toute la Lorraine [3] sous l’autorité du roi [4] et la puissance de ses armes. Épinal [5] est rendue et enfin, tout nous viendra puisque nous sommes les plus forts et que personne ne se déclare pour ce malheureux duc. [1][6][7] Un officier du roi m’a dit aujourd’hui que le roi fait lever 18 000 hommes de pied et 6 000 chevaux, et que les Hollandais lèvent 30 000 hommes. Notre M. Matthieu [8] est mort, ayant passé 77 ans. Il avait été le plus fort et le plus robuste de son temps, mais la goutte [9] l’a miné et enfin, faute de venir, [2] l’a tué. Vous savez, Monsieur, mieux que moi < que > ce qu’a dit Duret [10] sur Houllier [11] est très vrai : Quand vous avez la goutte vous êtes à plaindre, quand vous ne l’avez pas, vous êtes à craindre ; et néanmoins, contre toute fortune bon cœur, je voudrais être obligé d’avoir la goutte [12] à tel âge, je tâcherais de m’en consoler, je vous la souhaite aussi en ce temps-là.
Ce 9e d’octobre. M. Le Blanc, professeur en droit canon, [13] est ici mort d’une dysenterie [14] atrabilaire, [15] âgé de 73 ans. Je l’ai vu une fois dans le cours de sa maladie en consultation [16][17] avec M. Blondel. [18] Il était de la connaissance de monsieur votre fils aîné, [19] à qui je me recommande. M. Vallot, [20] quoique fort faible et déjà vieux, est allé à Chambord [21] à la suite du roi, pour y prendre l’air de la cour. [3][22] M. le chevalier de Bouillon [23] s’est battu en duel [24] à Belle-Île [25] et il y a été blessé. [4] Messieurs du Clergé assemblés [26] à Pontoise [27] ont envoyé à M. de Sainte-Beuve, [5][28] jadis docteur et professeur en Sorbonne, [29] que les carabins du P. Ignace [30][31] ont déshonoré, une pension annuelle de 1 000 livres, quoiqu’il n’en ait jamais demandé. M. Morus, [32] ministre de Charenton, [33] est mort et il n’y a encore personne en sa place. M. Pellisson, [34] qui a fait l’Histoire de l’Académie française in‑8o, livre gentil et fort curieux, était né huguenot [35] et il s’est fait catholique. [36] Ce fut lui qui fut arrêté prisonnier avec M. Fouquet [37] et qui a été quelques années en prison. C’est un digne homme très savant et qui a de grandes qualités. C’est de lui que Chapelle [38] a dit Et Pellisson un Adonis. [6] Messieurs du Clergé ont demandé au roi le rétablissement des docteurs jansénistes [39] qui étaient sortis de Sorbonne. Le roi les a renvoyés à M. l’archevêque de Paris [40] qui a été son précepteur, marque du bon naturel et de l’équité du roi. Je crois pourtant qu’ils y rentreront pourvu que les jésuites ne l’empêchent point, qui n’ont pas aujourd’hui tant de crédit qu’autrefois. Ils n’en ont pourtant encore que trop car le monde est plein de sots qui prennent pour hommes apostoliques ces moutons d’Éthiopie. [7]
M. le chancelier [41] vit en grand honneur, mais il est bien vieux. On parle déjà de sa mort, de sa dépouille, de sa charge, de son successeur et du changement qui arrivera en diverses charges ; sur quoi on parle de M. le premier président, [42] de M. Pussort, [43] de M. Boucherat, [8][44] M. Le Tellier [45] et autres. Charles Patin [46] a fait deux différentes relations, l’une de son voyage de Vienne [47] et l’autre de Tyrol, et vous me dites que vous n’en avez vu qu’une ; il y a moyen d’y remédier. [9][48] Tout le monde aime ce fils et il ne fait que du bien. Cependant, au nom du roi, on l’a persécuté et on lui a fait quitter son pays ; et j’espère toujours que le roi connaîtra son innocence et son mérite.
M. Brayer [49] m’a dit ce matin que M. le Dauphin [50] n’est pas guéri et qu’il craint la récidive de son mal. C’est de quoi je suis bien marri car ce petit prince doit être bien cher à toute la France ; aussi est-il bien à craindre que le feu ne s’allume dans les hypocondres, [51] dans quelqu’un de ses viscères, foie, rate [52] ou autres ; et ce qui me touche fort, c’est que l’on dit qu’il est fort aimable et gentil de son esprit, mais qu’il est fort délicat du corps et d’une santé bien frêle. Ceux qui l’ont approché m’ont dit qu’ils ont remarqué en lui une très bonne volonté d’apprendre ce qu’on lui propose et que rien ne le rebute. Voici un reste de lune qui est tout pluvieux et qui nous amène une constitution tout à fait austrine, chaude et humide, telle que nous l’a décrite en ses Aphorismes le bon Hippocrate. [10][53] Aussi avons-nous déjà des rhumes, [54] des catarrhes, [55] des toux, des rhumatismes, [56] des gouttes, des fièvres quartes ; [57] mais si la saison devient pire, comme il y a grande apparence, nous aurons des doubles tierces, [58] des dysenteries, [59] des hydropisies. [60]
Il y en a qui prétendent qu’on a dessein sur la Franche-Comté, [61] sur Dole [62] et Besançon ; [63] et que les électeurs envoient au roi un député sur ces affaires. [11] Ce sont des pensées de gens qui devinent et qui veulent s’ériger en politiques spéculatifs sur les affaires publiques, genus hominum quod in civitate nostra semper vetabitur et semper retinebitur, [12] qui est ce qu’a dit Corn. Tacite [64] des astrologues judiciaires [65] de son temps, quoiqu’il leur fasse l’honneur de les appeler mathématiciens. [13] Il court un bruit que l’on a découvert en Béarn un homme de ceux qui ont assassiné le pauvre Grimod, [66] mais je doute de tout ce qu’on en dit car les uns disent aussi en Savoie, [67] les autres en Suisse, [68] les autres près d’Avignon ; et en ce cas-là, il n’y a rien d’assuré. [14] Je rends grâces à M. Falconet [69] d’un livre qu’il m’a envoyé par M. Troisdames, [70] qui est de M. Bicaise, [71] médecin d’Aix-en-Provence. [15] Quand je serai guéri de mon rhume, je le parcourrai et après, j’en écrirai pour les remercier tous deux. [72]
Tout ce qu’on dit de ceux qui ont contribué au massacre du pauvre banquier de Lyon, Jean Grimod, se trouve aujourd’hui faux. On parle d’un certain Florin [73] et d’un autre nommé Le Beau, [74] mais qui ne sont point pris, et d’un abbé qu’on dit avoir été premier inventeur de la tragédie. Quoi que ce soit, on dit qu’ils sont quatre Lyonnais débauchés, fripons et très dangereux garnements. C’est à eux d’y prendre garde car, comme le diable a commencé l’affaire, le bourreau pourra bien l’achever. Dieu ne permettra pas qu’une telle méchanceté demeure impunie car je n’ai garde de dire, avec ce poète ancien, ce misérable mot : [75][76]
Cum rapiant fata bonos, ignoscite fusso,
Sollicitor nullos esse putare Deos. [16]
J’aime mieux dire avec un autre : [77] O bone Romule, ista videbis et feres ? [17][78] On dit que le roi a donné des gardes à M. le duc Mazarin, [79] qui n’a guère d’esprit et qui devient fou de bigotise. Cela n’est-il point honteux, et même de voir ce que deviennent aujourd’hui les deux familles de ces deux cardinaux qui ont si misérablement pillé la France ? On m’écrit d’Allemagne que le duc de Lorraine a cherché contre nous du secours en divers endroits, et même à la diète de Ratisbonne, [80] et qu’il n’en a pu attraper nulle part. Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.
De Paris, ce 30e d’octobre 1670.
1. |
V. note [1], lettre 995, pour l’occupation de la Lorraine par les troupes royales. |
2. |
Faute de se manifester ouvertement par une crise, c’est-à-dire en restant supprimée : v. note [9], lettre 131, pour l’aphorisme de Louis Duret sur le danger de la goutte supprimée. Nicolas Matthieu (v. note [29], lettre 273) était mort le jeudi 2 octobre 1670 et fut enterré le samedi 4 en l’église Saint-André-des-Arts (Comment. F.M.P., tome xv, page 394, Obitus Doctorum, v. note [5], lettre 967). |
3. |
Ce fut lors de ce séjour du roi à Chambord, du 9 au 22 octobre 1670, que Molière donna pour la première fois son Bourgeois gentilhomme, le 14 octobre (v. note [5], lettre 973). |
4. |
Constantin-Ignace de Bouillon, comte de Château-Thierry, chevalier de Malte, était le quatrième fils de Frédéric-Maurice (v. note [8], lettre 66), et neveu de Turenne. Né à Rome en 1646, général des galères de son Ordre militaire, il était mort des suites de ses blessures le 3 octobre 1670. Son frère benjamin, Henri-Maurice, lui aussi chevalier de Malte, connut le même sort en 1675. |
5. |
V. note [3], lettre 435, pour Jacques de Sainte-Beuve, ancien supérieur de Port-Royal (de 1646 à 1656). |
6. |
La laideur physique de Paul Pellisson-Fontanier, auteur d’une Histoire de l’Académie française, {a} ancien secrétaire de Nicolas Fouquet, était tenue pour remarquable. Chapelle et Bachaumont s’en sont moqués dans leur Voyage curieux {b} quand ils racontent avoir assisté à une assemblée de précieuses à Montpellier (édition de Paris, 1825, pages li‑lii) :
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7. |
Nouveau surnom méprisant pour les jésuites, pour dire moutons noirs car « les Grecs nommaient Éthiopiens tous les peuples qui ont la peau noire ou basanée » (Trévoux). |
8. |
V. note [6], lettre 655, pour Louis Boucherat, fils de Jean. |
9. |
Au cours de la longue pérégrination savante en Europe qui suivit sa condamnation à Paris (février 1668), relatée dans son Autobiographie (1682), Charles Patin a rédigé des Relations historiques de ce qu’il voyait de remarquable : antiquités, médailles, monuments, coutumes locales, etc. Les deux premières ont été publiées en 1670 (Strasbourg, Simon Paulli, in‑12) sous les titres de Relation historique, en forme de lettre de Charles Patin…. et de Relation historique, contenue en une lettre de M. Charles Patin… Elles ont été regroupées avec les deux suivantes pour faire les Quatre relations historiques par Charles Patin, médecin de Paris (Bâle, sans nom, 1673, in‑12 de 336 pages).
Dans la quatrième (pages 293‑296), à propos de Paracelse, se trouve une allusion de Charles à la mort de son père :
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10. |
V. note [81], lettre 150, pour cette référence hippocratique. |
11. |
V. note [2], lettre 929, pour la conquête éclair de la Franche-Comté par la France en janvier-février 1668. Le 2 mai suivant, elle avait été rendue à l’Espagne par le traité d’Aix-la-Chapelle qui mettait fin à la guerre de Dévolution (v. note [3], lettre 931). Besançon (actuelle préfecture du Doubs) n’était alors pas française, mais espagnole : « ville capitale du comté de Bourgogne [la Franche-Comté], l’une des plus anciennes de l’Europe, avec université, parlement, et archevêché, sur le Doubs. Besançon était ville libre et Impériale, mais l’an 1631, elle fut cédée aux Espagnols par l’empereur. Besançon est à la France depuis 1674, qu’elle fut prise par le roi » (Trévoux). |
12. |
« genre d’hommes qui, toujours proscrit dans notre cité, s’y maintiendra toujours » : Tacite, v. note [10], lettre 184. |
13. |
Dans le chapitre xxii du livre i de son Histoire (d’où vient la citation précédente), Tacite emploie à deux reprises le mot mathematici pour désigner les astrologues. |
14. |
Dans ses lettres à André Falconet du 15 décembre 1670 et du 18 mars 1671, Guy Patin est revenu sur l’assassinat de Jean Grimod, banquier lyonnais. |
15. |
Le seul ouvrage d’Honoré Bicaise est son Manuale medicorum… [Manuel des médecins…] qui a été maintes fois réédité (première édition à Paris, 1637, v. note [4], lettre 820), mais pas en 1670. L’expéditeur devait en être Noël Falconet (ou alors la lettre n’était pas destinée à son père, mais à Charles Spon). |
16. |
« Lorsque je vois les mortels les plus vertueux tomber sous un destin cruel, pardonnez-moi cet aveu, je suis tenté de croire qu’il n’y a point de dieux » : Ovide, v. note [11], lettre 206. |
17. |
« Ô bon Romulus, verras-tu ces choses et les supporteras-tu ? » ; variante sur un vers de Catulle, v. note [8], lettre 52. |
a. |
Bulderen, no dxxx (tome iii, pages 403‑408) ; Reveillé-Parise, no dcccxx (tome iii, pages 765‑769). |