L. 635.  >
À André Falconet,
le 10 septembre 1660

Monsieur, [a][1]

M. de Bordeaux, [2] maître des requêtes et chancelier de la reine, mourut le 7e de ce mois. Guénault [3] lui avait fait prendre cinq fois de son vin émétique [4][5] et lui promettait de le guérir. Ce M. de Bordeaux est mort à 38 ans et ne laisse point d’enfants. Il est gendre d’un banqueroutier, [1][6] son père [7] même a fait banqueroute trois fois. [8] Il perd sa charge de chancelier de la reine, on lui doit 100 000 écus de son ambassade d’Angleterre. Son père est un méchant et dangereux partisan. Voilà un échantillon de la bénédiction que Dieu envoie à cette espèce de gens maudits, à ces anthropophages de la France.

J’ai vu les vers de M. Ménage, [9] mais ils sont si rares que je n’en ai pu avoir. Il faut attendre que l’affaire soit accommodée ou étouffée car, bien que le Parlement ait fini hier, néanmoins cette affaire ne l’est point encore. Il y flatte fort le cardinal Mazarin [10] en un endroit et néanmoins, ceux qui le veulent excuser disent que le cardinal a plus de raisons de s’en plaindre que le Parlement. [2] M. Ravaud [11] étant ici m’a promis de m’envoyer le Paulus Zacchias [12] dès qu’il sera fait. [3] Laissez-le faire s’il vous plaît, et ne lui dites mot ; pour tous les livres qui s’achètent à Lyon, nous prendrons patience. On dit que le Parlement et les maîtres des requêtes s’en vont avoir grosse querelle ensemble, et qu’elle est faite exprès pour mater le Parlement. On dit aussi que le roi est fort en colère contre le cardinal de Retz [13] à cause des lettres qu’il a fait nouvellement courir. Il y a même quelques termes que l’on prétend être fort offensifs, comme celui de tyrannie, et Dieu le sait. On dit que le cardinal Mazarin [14] est fort attristé de ce qu’on lui a prédit par son horoscope qu’il n’a plus que cinq mois à vivre. Je ne crois ni l’un, ni l’autre, tous les astrologues judiciaires [15] ne sont que des bavards et des menteurs, il n’y a que Dieu qui sache le futur, illi soli competit summo suo iure tantum arcanum, scientia futurorum ; [4] mais c’est que la cour est pleine de charlatans [16] utriusque sexus[5] Le cardinal de Retz a fait signifier à ses grands vicaires qu’il leur défendrait les ordres cette semaine dans l’archevêché de Paris. Ils y obéiront, mais cela fera du bruit, et gare même que cela ne nous mène à l’interdit. Paris s’en va être aussi désempli qu’il a été, depuis trois mois, plein jusqu’à présent. Tous les provinciaux s’en retournent, le Parlement est fini, ce qui chasse les plaideurs et permet aux conseillers de s’aller promener aux vacances jusqu’à la Saint-Martin ; le bourgeois même s’en va faire vendanger. [17]

La charge de M. de Bordeaux, le chancelier de la reine, a été donnée à M. de Lionne. [18] On croit que l’affaire de M. le cardinal de Retz s’accommode, pour l’inquiétude qu’elle cause au cardinal Mazarin, et qu’au moins il aura la jouissance de son revenu temporel. M. le premier président [19] a entrepris d’accorder l’avocat blessé, qui est M. Laurencher, [20] avec M. de Courcelles [21] qui a donné le soufflet, et a député M. Le Féron, [22] président de la seconde où est conseiller M. Le Clerc de Courcelles, et le doyen des avocats pour aviser aux moyens d’accorder cette controverse.

Nos chirurgiens [23] sont la plupart de grands coquins, putidissimi nebulones, iniquissimi ardeliones : [6] par le moyen du premier barbier [24] du roi, [25] qu’ils aimeraient mieux avoir pour chef de leur Compagnie que d’être soumis à notre Faculté qui les a élevés, conservés et entretenus jusqu’à présent, ils ont obtenu un arrêt d’en haut [26] portant défense d’exécuter notre arrêt contre eux ; [27] dès le lendemain, ils ont commencé à nous morguer et à faire remettre sur leur porte le mot de Collegium qu’ils avaient effacé ; trois jours après, notre doyen [28] a fait casser cet arrêt par un autre qui leur commande de le retirer et ne plus parler de cette affaire, et d’obéir à l’arrêt du Parlement ; le roi [29] même a dit qu’il ne s’en voulait pas mêler. Voilà une race de vipères qui continuellement se rebelle contre la justice et l’honnêteté. Les voilà pourtant sanglés et réduits au devoir. Il n’y a que la force qui les puisse dominer et n’attendez d’eux ni raison, ni humilité, ce n’est pas pour rien qu’on les dit glorieux barbiers. [7] Nous avons été persécutés par les apothicaires, [30] nous le venons d’être par les chirurgiens, mais grâces à Dieu, nous en sommes venus à bout. Il y a encore d’honnêtes gens en France qui savent combien un médecin est incomparablement au-dessus de ces misérables ignorants, et je ne me glorifie pas peu d’avoir contribué à leur abaissement.

Le mariage est accordé entre M. le duc d’Anjou [31] et la sœur du roi d’Angleterre, [32][33][34][35] laquelle est ici. [8] On s’en va là-dessus envoyer un ambassadeur en Angleterre, ce sera le comte de Soissons. [36] On a offert cette commission à M. d’Épernon [37] à la charge qu’il irait à ses dépens, ce qu’il a refusé. On donne 400 000 livres au comte de Soissons. Le duc de Lorraine [38] s’en va retourner en son pays [39] fort malcontent. On envoie en même temps des garnisons dans Nancy, [40] Metz [41] et autres villes voisines. Je vous envoie les vers de M. Ménage, je vous prie d’en faire part à notre bon ami M. Spon avec nos recommandations. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 10e de septembre 1660.


a.

Bulderen, no cc (tome ii, pages 112‑115) ; Reveillé-Parise, no dxxxi (tome iii, pages 259‑262).

1.

Antoine de Bordeaux (v. note [2], lettre 314), fils de Guillaume, avait épousé Magdelaine de Bordeaux, sa cousine germaine, fille de Christophe de Bordeaux, receveur général des finances de la généralité de Tours.

Le couple ne fut pas stérile : dans le post-scriptum de sa lettre du 1er octobre 1660 à André Falconet, Guy Patin allait annoncer la naissance d’une fille posthume d’Antoine, prénommée Magdelaine, comme sa mère.

2.

V. note [9], lettre 630, pour les vers de Gilles Ménage dans une élégie à Mazarin qui fâchait fort le Parlement.

3.

V. note [10], lettre 568, pour les « Questions médico-légales » de Paolo Zacchias (Lyon, 1661).

4.

« la connaissance de l’avenir est un si grand secret qu’elle ne ressortit qu’à lui seul, en son immense justice ».

Saint Augustin a pu inspirer Guy Patin, mais il a poussé plus loin l’argument dans ses De diversis quæstionibus ad Simplicianum, libri duo [Deux livres de diverses questions à Simplicien] (livre ii, Sur les livres des rois, question 2, § 2) :

Quid est enim præscientia nisi scientia futurorum ? Quid autem futurum est Deo, qui omnia tempora supergreditur ? Si enim scientia Dei res ipsas habet, non sunt ei futuræ sed præsentes ; ac per hoc non iam præscientia sed tantum scientia dici potest.

[En effet qu’est-ce que la prescience, sinon la science de l’avenir ? Et où est l’avenir pour Dieu, qui est au-dessus de tous les temps ? Or si la science de Dieu embrasse toutes choses, il n’y a plus d’avenir pour lui, mais tout lui est présent ; par conséquent ce n’est plus prescience, mais science qu’il faut dire].

5.

« de l’une et l’autre espèce », pour dire sans doute astrologues et médecins.

6.

« les vauriens les plus puants, les ardélions [v. note [3], lettre 105] les plus importuns ».

Le premier barbier du roi se nommait alors Retz de Villeneuve. V. notes [1] et [2], lettre 591, pour l’arrêt du 7 février 1660, obtenu par la Faculté de médecine contre l’union des chirurgiens et des barbiers, et les suites tourmentées de son exécution, que manifestait l’effacement du mot Collegium inscrit au fronton de leur Compagnie.

7.

« On dit proverbialement glorieux [vaniteux] comme un barbier » (Furetière).

8.

Henriette-Anne d’Angleterre (Exeter 1644-Saint-Cloud 30 juin 1670), future duchesse d’Orléans (Madame) par son mariage (30 mars 1661) avec Philippe ier duc d’Orléans (ci-devant duc d’Anjou), frère cadet de Louis xiv, était la fille de Charles ier Stuart et de Henriette-Marie de France, fille de Henri iv. Peu de jours après sa naissance, au milieu des orages de la guerre civile, sa mère, fuyant les armées du Parlement, avait amené Henriette-Anne en France et l’avait fait élever au couvent de Chaillot (v. note [1], lettre 1000).

Anne d’Autriche avait eu un moment le dessein de la marier à Louis xiv, son cousin germain, mais le jeune roi ne montra pour elle qu’un dédain mal dissimulé. La restauration des Stuarts dans la personne de Charles ii, frère aîné de Henriette-Anne, fit rechercher son alliance par la famille royale de France, ce qui mena à cette union princière. Elle ne fut pas heureuse : Philippe ne cachait pas son indifférence pour sa jeune femme, qui, de son côté, se montra fort sensible aux succès que lui valaient à la cour les grâces de sa personne et de son esprit, et en paraissant répondre à la passion subite que Louis xiv ressentit pour elle. Cependant, le roi fut bientôt distrait par son attachement pour Mlle de La Vallière (v. note [12], lettre 735) et Madame se jeta avec la même légèreté dans une nouvelle intrigue avec le comte de Guiche (romancée à souhait par Alexandre Dumas dans son Vicomte de Bragelone). Que Madame fût coupable ou non, il en résulta de petits scandales dont Monsieur se montra fort blessé, jusqu’à s’échapper en mots désobligeants et d’une extrême dureté.

En 1670, Louis xiv voulant détacher l’Angleterre de l’alliance hollandaise, chargea la princesse, sa belle-sœur, de cette négociation. Henriette-Anne sut amener son frère Charles ii à la conclusion du traité de Douvres. Peu après son retour, elle mourut en quelques heures après avoir bu un verre d’eau de chicorée, emportant chez certains la conviction qu’elle avait été empoisonnée. Dans l’oraison funèbre qu’il fit de la princesse, Jacques-Bénigne Bossuet a, pour l’éternité, caractérisé la rapidité foudroyante de cette catastrophe : « Madame se meurt, Madame est morte ! » (G.D.U. xixe s.).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 10 septembre 1660

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(Consulté le 26/04/2024)

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