L. 830.  >
À André Falconet,
le 4 août 1665

Monsieur, [a][1]

La reine mère [2] empire, ex adaucto dolore et ingravescente febre[1] On dit qu’elle veut revenir bientôt au Val-de-Grâce [3] dans le faubourg Saint-Jacques, où l’on croit qu’elle veut mourir. Elle est dans une grande résignation à la volonté de Dieu et néanmoins, saint Augustin [4] a dit Nemo vult decipi, nemo vult perturbari, nemo vult mori[2]

On vend ici la nouvelle bulle [5] de notre Saint-Père le pape, [6] pour laquelle le Parlement a été assemblé. M. Talon [7] a été ouï, qui a parlé fort hardiment et a porté l’affaire bien loin ; en suite de quoi, pour régler l’affaire, arrêt s’est ensuivi qui a ordonné que la bulle sera supprimée et que deux conseillers de la Cour se transporteront en Sorbonne [8] où ils feront enregistrer cet arrêt qui détruit la prétendue infaillibilité [9] du pape. Je ne sais à quoi songent les jésuites [10] de remuer si mal à propos et si fort à contretemps cette pierre de scandale. [3] Tout le monde est ici contre eux et même, on parle d’y réimprimer et d’y vendre publiquement le livre de M. Edmond Richer, [11] ancien docteur de Sorbonne et syndic de la Faculté, qui a été un excellent homme que j’ai connu autrefois et qui mourut environ l’an 1633, âgé de près de 80 ans. Ce livre est intitulé De ecclesiastica et politica Potestate, ce n’était qu’un factum in‑4o en latin que Messieurs de l’Université présentèrent aux juges l’an 1611 lorsque les jésuites furent déboutés de leur requête, prétendant ouvrir un collège[4][12] Isaac Casaubon [13] était alors à Londres, qui, ayant appris cet arrêt contre les jésuites, s’écria de joie A Domino factum est illud[5]

Le prêtre Gendron [14] qui traitait la reine mère est tombé fort malade et l’est encore. On a fait une ouverture de la mamelle de la reine mère pour un abcès [15] qui était à la mamelle droite. La nuit suivante elle s’est trouvée si mal qu’il fallut lui donner à minuit l’extrême-onction. [16] Le lendemain, 3e d’août, le bruit courut dans Paris qu’elle était morte, ce qui était faux. Avez-vous ouï parler à Lyon d’un vieux médecin nommé M. Pavillon [17] qui avait servi sous Henri iv ? [18] On dit qu’il était de Lyon et qu’il est mort à Paris. Je n’ai jamais ouï parler de lui, pourtant on me prie de m’informer de lui. Je vous prie de m’en apprendre quelque chose.

La reine mère se porte un peu mieux depuis l’ouverture de son abcès, duquel on tire beaucoup de boue, mais c’est de la mamelle droite, et non pas de la gauche qui est ulcérée du cancer. [6][19] Elle a été soulagée d’un purgatif [20] qu’elle a pris ; comme elle a toujours beaucoup mangé, je crois qu’elle ne manque pas de matière à médicament purgatif. Plût à Dieu qu’elle guérisse, et qu’elle fasse diminuer la taille [21] et les impôts [22] avant que de mourir, que le cardinal Mazarin [23] nous a laissés. Je tiendrai pour saint quiconque rendra ce bon service à la France, laquelle en a grand besoin. C’est le souhait que je fais à Dieu pour le soulagement du pauvre peuple, et non pas des moines [24] qui sont trop riches, ni des médecins, parmi lesquels il y a trop de charlatans [25] et de gens altérés : Omne in præcipiti vitium stetit[7][26]

On parle ici fort du procès de M. Guénégaud, [27] le trésorier de l’Épargne. [28] La peste [29] continue rudement à Londres. [8] M. le nonce [30] est ici fort empêché pour les intrigues, l’ambition et l’infaillibilité des bons pères. Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 4e d’août 1665.


a.

Bulderen, no ccclxvi (tome iii, pages 85‑88) ; Reveillé-Parise, no dclxxviii (tome iii, pages 546‑548).

1.

« d’une douleur qui augmente et d’une fièvre qui s’aggrave. »

2.

« Nul ne veut être trompé, nul ne veut être bouleversé, nul ne veut mourir » (v. note [10], lettre 255).

3.

V. note [50] des Préceptes particuliers d’un médecin à son fils pour la « pierre de scandale ». Après le procès qu’elle avait gagné en janvier 1663 contre une thèse défendant l’infaillibilité pontificale, {a} la Sorbonne revenait devant la Grand’Chambre du Parlement de Paris pour attaquer une bulle pontificale qui fulminait contre les censures qu’elle avait prononcées, touchant à deux livres qui prônaient l’infaillibilité du pape.

Daté du 29 juillet 1665, l’Arrêt du Parlement de Paris, en faveur des censures de la Faculté de théologie contre Vernant et Amédée Guimenée, {b} contre une bulle du pape Alexandre vii {c} condamna ladite bulle fulminée contre la Sorbonne, à nouveau défendue par Denis Talon : {d}

« […] Le pape dépouille la Faculté d’un droit qui lui est acquis, et dont elle jouit depuis plus de cinq cents ans, en déclarant ses censures présomptueuses et téméraires ; qu’il est aisé de justifier par plusieurs exemples que les facultés de théologie ont toujours censuré les livres qui contiennent de mauvaises doctrines, ou contre la foi, ou contre les mœurs, […]

Cette bulle va directement à établir l’infaillibilité du pape et sa supériorité prétendue au-dessus du concile comme un article de foi, puisque c’est particulièrement ce point dont la Cour de Rome n’a pu souffrir la censure. Qu’on sait avec quelle facilité cette Cour s’applique à établir cette prétendue infaillibilité, qu’elle tire avantage de tout, et qu’elle fait sans cesse de nouveaux pas, dont elle ne recule jamais ; que la Faculté de théologie étant un des plus grands obstacles qu’elle ait rencontré pour l’établissement de ses prétentions, elle a résolu dans cette rencontre de la flétrir par une censure injurieuse et pleine d’outrages afin, par ce moyen, de lui imposer silence et établir ensuite paisiblement leurs {e} maximes ultramontaines. […]

Que la doctrine de l’infaillibilité ruine absolument les libertés de l’Église gallicane et établit, par une suite nécessaire, la puissance absolue du pape, même sur la temporalité des rois ; qu’il ne sert de rien, pour empêcher cette conséquence, de dire que les papes demeurent toujours faillibles dans les faits, puisqu’ils font, quand il leur plaît, des points doctrinaux de ces mêmes prétentions sur la temporalité des rois et sur leurs sacrées personnes, comme a fait Boniface viii dans sa bulle Unam Sanctam, {f} où il déclare qu’il est de foi de croire que le pape est au-dessus de toutes les puissances spirituelles et temporelles.

Qu’il s’ensuivrait aussi de cette doctrine qu’il faudrait admettre en France le tribunal de l’Inquisition, {g} dont nous fuyons jusqu’à l’ombre, et réduire le royaume au même état que les pays qu’on nomme d’obédience, qui gémissent sous un joug si insupportable ; que, suivant le style de ce tribunal, la bulle condamne par avance tous les livres où les censures de la Faculté seraient énoncées ou défendues, {h} en quoi sont compris les arrêts de la Cour ; ce qui ne doit pas paraître fort surprenant, puisqu’ils ont bien eu l’insolence de mettre dans l’Index l’arrêt contre Jean Chastel, comme il paraît dans l’Index qui a été imprimé l’année dernière. {i}

Ainsi, que c’est dans cette rencontre qu’il faut apporter toute la vigueur possible pour repousser ces injustes entreprises de la Cour de Rome, qui n’avait point encore fait de démarches si hardies que celle-ci ; qu’encore que l’excommunication portée par la bulle soit nulle et qu’elle ne puisse rejaillir que contre ceux qui l’ont prononcée, il est néanmoins de conséquence de prévenir les mauvais effets qu’elle pourrait avoir parmi les peuples si la Cour, {j} par son autorité, n’<en > empêchait les mauvais effets. Qu’on n’est que trop informé des cabales et des brigues de certaines gens, {k} qui font tous leurs efforts pour établir au milieu de nous les nouvelles maximes, et qui entretiennent une liaison secrète avec les officiers de la Cour de Rome, leur faisant entendre qu’ils disposeront tout le monde à recevoir avec respect leurs récrits et leurs bulles : il est de la dernière conséquence de réprimer ces sortes de gens, comme des perturbateurs du repos public contre lesquels nous demandons qu’il soit permis d’informer. […] » {l}


  1. V. note [2], lettre 741.

  2. Le 24 mai 1664 puis le 25 juin 1665, Rome avait censuré les condamnations que la Sorbonne avait prononcées contre deux ouvrages qui professaient l’infaillibilité ; parut ensuite la :

    Censura Sacræ Facultatis Theologiæ Parisiensis in librum cui titulus est : La Défense de l’autorité de N.S.P. le Pape, de Nosseigneurs les Cardinaux, les Archevêques et Évêques, et de l’emploi des Religieux mendiants, contre les erreurs de ce temps, par Jacques de Vernant, à Metz 1658. Confirmata ex Scripturis Sacris, Conciliorum gestis, Sanctorum Patrum Auctoritatibus, Veterum Theologorum sententiis, ac Probatorum Historicorum Monumentis, etc. Opera et studio quorundam Theologorum Parisiensium.

    [Censure de la Sacrée Faculté de théologie de Paris contre le livre intitulé :… {i} Solidement établie sur les Saintes Écritures, les actes des conciles, les autorités des saints Pères, les jugements des anciens théologiens, les mémoires des historiens approuvés, etc. par les soins et l’étude de certains théologiens parisiens]. {ii}

    1. Jacques de Vernant était le pseudonyme de Bonaventure de Sainte-Anne (Nantes 1606-ibid. 1667, carme de la Réforme de Bretagne qui s’est fait connaître par ce livre qui affirmait l’infaillibilité du pape. Outre les carmes, les principaux ordres religieux mendiants français étaient les franciscains, les dominicains, les augustins, les capucins et les minimes.

    2. Paris, Guillelmus Desprez, 1665, in‑4o de 273 pages.

    V. note [4], lettre 812, pour l’Opusculum (Lyon, 1664, pour la dernière édition alors disponible) d’Amadæus Guimenius (Amédée Guiménée, pseudonyme du jésuite Matias de Moya), que censurait aussi la Sorbonne.

  3. Libertés de l’Église gallicane par Pierre-Toussaint Durand de Maillane (Lyon, 1771, v. notule {a}, note [2], lettre 741), tome quatrième, pages 50‑55.

  4. Avocat général du Parlement de Paris (v. note [10], lettre 358) et défenseur convaincu du gallicanisme.

  5. Sic pour « ses ».

  6. Émise le 18 novembre 1302 contre le roi Philippe le Bel.

  7. Sic pour « que la Faculté aurait énoncées [les censures] ou défendus [les livres] ».

  8. V. note [11], lettre 146.

  9. V. notes [30], notule {c}, du Naudæana 2 pour la Congrégation de l’Index, et [13] du Grotiana 1 pour Jean Chastel, auteur d’une tentative d’assassinat contre le roi Henri iv en 1594, dont les jésuites furent tenus pour avoir été les instigateurs.

  10. Le Parlement de Paris.

  11. Les jésuites et les moines, tous soumis à l’obédience directe de Rome.

  12. L’arrêt se conclut sur l’interdiction formelle de publier et imprimer la bulle de censure pontificale, ou d’en enseigner les interdits dans les écoles de théologie parisiennes, et nommément dans les monastères des ordres mendiants et le Collège jésuite de Clermont. Il ajoute que :

    « Maître Étienne Sainctot et Pierre de Brillac, conseillers du roi en ladite Cour, se transporteront samedi prochain {i} dans l’Assemblée de la dite Faculté de théologie, avec un des substituts du procureur général, et exhorteront ladite Faculté de continuer ses censures, lorsque les occasions se présenteront, avec le même zèle qu’elle a fait par le passé, et feront lire en leur présence le présent arrêt […]. {ii}

    1. Le 31 juillet 1665.

    2. Un Récit de ce qui s’est passé au Parlement au sujet de la bulle de N.S.P. le pape Alexandre vii contre les censures de Sorbonne (sans lieu ni nom, 1665, in‑4o) est attribué au janséniste Noël de Lalane (v. note [114] des Déboires de Carolus).

4.

V. notes [27], lettre 337, et [41] du Patiniana I‑2 pour ce livre anonyme d’Edmond Richer défenseur du gallicanisme (richérisme) « sur la Puissance ecclésiastique et politique » (Paris, 1611). Il a été plusieurs fois réimprimé, mais sans édition datée de 1665-1666. La dernière avait paru 1660 (v. note [22], lettre 596).

Dans son argumentaire (pages 1‑4) en 18 points, le 6e est le plus explicite sur la question abordée dans la note [3] supra :

Infallibilis potestas decernendi aut constituendi canones, toti Ecclesiæ, quæ est columna et firmamentum veritatis, non uni et soli Petro copetit : idque praxi Ecclesiæ comprobatur.

[Le pouvoir infaillible de décider ou d’établir les canons pour l’Église tout entière, qui est la colonne et le firmament de la vérité, n’appartient par au seul et unique Pierre (le pape), et les pratiques de l’Église confirment cela].

5.

« C’est la volonté du Seigneur. » V. note [2], lettre 381, pour la tumultueuse ouverture à Paris du Collège de Clermont, futur Collège Louis-le-Grand, par les jésuites et sa fermeture temporaire en 1611.

6.

Mme de Motteville (Mémoires, pages 551‑552) :

« Ce même jour, {a} la reine mère me parut un peu mieux : elle eut quelques moments de relâche à ses excessives douleurs […]. Cette constante princesse, appuyée sur son coude, qui était sa posture ordinaire quand en santé elle était au lit, nous dit, presque en riant : “ Me voilà avec vous parlant comme une autre ; mais avec tout cela, je souffre beaucoup et on doit demain matin me donner de bons petits coups de lancette dans le bras. ” Voilà ses mêmes mots. Nous la laissâmes néanmoins avec assez de consolation de notre part, nous imaginant qu’elle était mieux et que cet abcès étant percé, il soulagerait ses autres maux.

Le dimanche, {b} en revenant des Récollets, {c} je rencontrai des gens qui me dirent que l’opération était faite et que tout allait le mieux du monde ; car d’ordinaire, les rois se portent toujours bien dans la salle de leurs gardes et les courtisans, qui veulent toujours flatter, croiraient manquer aux vénérables lois de la politique de dire une seule fois la vérité en leur vie. Comme j’entrai dans la chambre de la reine mère, je la trouvai avec la pâleur d’une personne morte en faiblesse et avec une sueur froide. La dissipation des esprits avait été grande. L’abcès peut-être avait été percé trop tôt, et il était sorti de cette tumeur une grande quantité de sang et de pus ; ce qui sans doute causait en elle ces fâcheux accidents. La nuit avait été bonne et néanmoins, les médecins à son réveil lui avaient trouvé le pouls intermittent ; mais ils l’avaient attribué à la crainte de la douleur. Je suis persuadée qu’ils ne se trompaient pas. […] L’opération qu’on venait de lui faire avait été excessivement douloureuse ; cependant, elle n’avait point crié, n’avait fait aucune plainte et n’avait montré aucune faiblesse ; au contraire, l’excès de la douleur, au lieu de l’emporter hors d’elle-même, l’ayant comme liée davantage à Dieu, elle s’écria, dans le temps que l’on perça son abcès, où il fut nécessaire de réitérer plusieurs coups de lancette : “ Ah ! Seigneur, je vous offre ces douleurs, recevez-les pour satisfaction de mes péchés. Je les souffre de bon cœur, Seigneur, puisque vous le voulez. ” »


  1. 1er août 1665.

  2. 2 août.

  3. Le couvent des Récollets se situait au faubourg Saint-Martin, près de l’église Saint-Laurent, sur l’ancien site de l’hôpital militaire Villemin, près de la Gare de l’Est.

7.

« Toute dépravation atteint son comble » (Juvénal, Satire i, vers 149).

8.

La Grande Peste de Londres (Great Plague) avait commencé au printemps de 1665 et ne fut considérée comme éteinte qu’en février 1666. En août, à l’acmé de l’épidémie, on compta jusqu’à 6 000 décès par semaine. Le nombre total des morts a été estimé à plus de 100 000. Daniel Defoe a conté la catastrophe par le menu dans son Journal of the plague year [Journal de l’année de peste] (1722). En date du 7 juin, 17 juin nouveau style, Samuel Pepys notait dans son Journal (page 278) :

« Ce fut hier la journée la plus chaude que j’aie vue de ma vie. Tout le monde dit qu’on n’a jamais connu pareille chaleur en Angleterre au début de juin. […] Aujourd’hui, bien malgré moi, j’ai vu dans Drury Lane deux ou trois maisons avec une croix rouge sur la porte et l’inscription “ Dieu ait pitié de nous ”. Triste spectacle, le premier de cette sorte que je voie, autant qu’il m’en souvienne. Je n’osai bientôt plus respirer, à tel point que je crus bon d’acheter un rouleau de tabac pour chiquer, et mon appréhension se dissipa. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 4 août 1665

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(Consulté le 26/04/2024)

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