L. 901.  >
À Hugues II de Salins,
le 22 février 1667

Monsieur, [a][1]

Pour réponse à votre dernière, je vous dirai que le Galien de Bâle, grec, [2] est plus beau et plus estimé que celui de Venise, [3] et n’est pas si rare. Il s’en trouve quelquefois ici, c’est un livre qui vaut environ 20 écus lorsqu’il se trouve bien conditionné. Gaspard Hofmann y avait travaillé, mais cela n’a point été imprimé ; il est entre les mains de M. Volckamer, médecin de Nuremberg, mais le temps et l’Allemagne ne s’accordent pas ensemble pour mettre au jour ce grand ouvrage. [4][5][6] Pour le Galien de Chartier, [7][8][9] on n’y a rien fait depuis 20 ans, et ne pense pas de le voir achevé jamais. [1] Sa chétive succession ne peut rien entreprendre de pareil, les héritiers plaident encore ensemble et plaideront toute leur vie. Adde quod singulis est res angusta domi[2][10][11] ils ne sont guère éloignés de la gueuserie. Ce que vous m’écrivez d’Hippocrate et de Forestus [12] est mihi ignotum ac incompertum[3] je ne l’ai jamais remarqué ; dans le 3e des Épidémies est décrite la grande peste d’Athènes. [13][14] Quand vous voudrez lire quelque chose des fièvres, vous ne sauriez mieux employer votre temps qu’à lire tout ce qu’en a écrit Galien et après lui, Fernel [15] et Sennertus. [16] Après ces trois-là, il vous sera permis de négliger Forestus et tous les autres qui en ont écrit. Forestus fuit simia Fernelii : vita brevis, ars longa[4][17] Les deux livres que me mandez de Cardan [18] sont bons comme les livres de Cardan : uterque liber sapit indolem et retinet ingenium Cardanii[5] qui a été un rusé Italien, grand fourbe, mais qui avait beaucoup lu. Son Proxeneta de civili prudentia est le meilleur de tous ses livres, il se trouve de Genève in‑12 à bon compte. Il y a là-dedans un chapitre intitulé Artificum præcepta specialia, dans lequel se peuvent lire les fourberies et les fraudes de plusieurs médecins. Ce diable d’homme savait tout le mal et ne faisait guère de bien. Son livre de Sapientia est plein de finesses morales et politiques. Pour ses Contradictions, il y en a une augmentation des deux tiers dans le recueil de ses œuvres qui a été fait à Lyon depuis peu, en dix tomes in‑fo de l’an 1663. [6] La Sagesse de Charron [19] est de Bordeaux, de l’an 1601, et jouxte icelle est celle de Rouen de l’an 1614 in‑8o[7] et toutes celles de Hollande in‑12 et plusieurs autres ; mais les autres éditions qui sont in‑8o et in‑12, que l’on dit être châtrées, sont pourtant fidèles car ce qui en avait été ôté y a été remis sur la fin. [20] C’est le meilleur livre que Français ait jamais fait et après lui, c’est la République de Bodin [21] in‑8o de petite lettre, imprimé à Lyon l’an 1593 par Barth. Vincent. [8][22] Pierre Charron a été un admirable esprit, il a tout su et tout connu, il a vu jusqu’au fond du panier et a sauté par-dessus les haies de son village. Il a bâti sa Sagesse des lambeaux de la doctrine des Anciens, et principalement de Plutarque [23] et Sénèque, [24] mais son livre est écrit d’une admirable méthode et là-dedans, se voit une vraie et naïve anatomie de l’homme. Non est in toto sanctior orbe liber[9] lisez-le hardiment, toutes les éditions sont bonnes combien qu’il y ait en icelles quelque diversité. Ce que vous m’écrivez des Épîtres d’Aristénète [25] est tout vrai : Iosias Mercerus [26] a été beau-père de feu M. Claude de Saumaise [27] et fils de Ioannes Mercerus, [28] qui mourut l’an 1570, professeur du roi en langue hébraïque. [10] Pour M. de Saumaise, il est mort l’an 1653 aux eaux de Spa, [29] de intercepta et suppressa arthritide[11][30] Quelques anciens étaient d’avis que l’on montrât le grec aux enfants avant le latin, mais cela n’a pas été suivi propter imbecillitatem ætatis puerilis, et ingenii nondum bene firmati[12] On emploie trop d’années au latin, combien que fort peu y deviennent assez savants. C’est la faute des parents et des pédagogues. Tous ceux que l’on fait aujourd’hui étudier ne sont pas propres à l’étude ; autrefois les anciens choisissaient mieux les esprits. L’auteur de l’Examen des esprits, qui était un Espagnol [31] fort spirituel, l’a remarqué. [13] Quand on voudra faire un jeune homme savant, il faudra, s’il a de la santé et de la disposition à l’étude, qu’il soit fort savant en grec et en latin, et qu’il compose fort bien in utraque lingua[14] avant que de le mettre en philosophie où il faut plus de jugement que de mémoire. Mais on précipite aujourd’hui trop les esprits ; dans l’étude, il ne faudrait pour le latin en cet âge que le Cicéron, [32] et pour le grec, la Grammaire de Clénard, [15][33] le Lucien [34] et le Plutarque. L’ignorance des pédants et l’envie de gagner des moines, [35] qui se sont mis à enseigner la jeunesse, a < ont > augmenté le mal au lieu de le diminuer. Barclay [36] s’en est plaint quelque part en son Euphormion, et plusieurs autres pareillement. On voit assez le mal, sed quis emendabit ? [16][37] On ne pense plus qu’à gagner, à attraper du bien, des offices, des bénéfices, quoquomodo, ut faciant rem, si non rem quocumque modo rem[17][38] Le Mazarin [39] l’a enseigné à toute la terre, mais il a été bien payé de sa peine aux dépens de la France. L’on ne pense plus à rien tant qu’à avoir de l’argent et à tromper son compagnon : ferro, insidiis, flamma atque veneno Cernitur, et trepido fervent humana tumultu[18][40] Un homme est assez savant aujourd’hui quand il est fourbe et hypocrite, quand il connaît quelque moine ou qu’il a quelques livres : Ultra Gades, cetera sunt maria, vel tenebræ plusquam Cimmeriæ[19][41] Je ne veux point oublier à vous dire, à propos de Pierre Charron, que sa Sagesse est un fort beau livre pour servir de logique naturelle à un honnête homme, qu’il est bien réglé et bien dispensé, bien conduit. S’il a été quelquefois un peu hardi et qu’il ait volé un peu trop haut, supra captum vulgarium ingeniorum[20] ce n’est point sa faute, c’est la nôtre, qui ne pouvons pas monter si haut avec les ailes de notre esprit : dantur ingenia metaphysica, datur Ens transcendetale[21] tous les esprits ne sont point d’égale portée ni de même capacité. Homère, [42] Euripide, [43] Aristote, [44] Cicéron, Pline, [45] Tacite [46] n’ont pas été des gens du commun, ils ont tous eu en soi et ont possédé une certaine incomparabilité qui leur assigne à tous, chacun en particulier, une belle place d’honneur in cælo eruditorum[22] Voyez quelle comparaison se peut faire de ces gens-là avec nos beaux esprits d’aujourd’hui, et vous souvenez de ce qu’a dit Pline du peintre Galaton [47] à propos d’Homère. [23][48] Je reconnais encore aujourd’hui cette même différence transcendentale parmi ceux qui ont vécu le siècle passé : Érasme, [49] Fernel, les deux Scaliger, [50][51] Turnèbe, [52] Muret, [53] Bodin, Casaubon [54] ont bien passé le commun ; et même, j’y mettrais volontiers Baronius [55] s’il n’avait trop impudemment menti au profit du pape, sub metu dominantis erat, nec ideo miror[24] Néanmoins, j’aimerais à y mettre deux jésuites qui ont excellé inter suos[25] savoir le P. Mariana [56] et le P. Petau [57] qui ont été lucidissima duo sidera in firmamento literatorum[26] Je sais bien qu’il y a bien des savants dans le commun, aussi y a-t-il bien des oiseaux en l’air, mais il n’y a en tout guère d’aigles qui approchent si près du soleil, et ce soleil est l’Aristote qui vere fuit Sol eruditorum et aquila ingeniorum[27] Ce que les novateurs d’aujourd’hui et les chimistes, [58] hominum genus mendacissimum[28] disent contre lui ne m’étonne point : eiusmodi hominum, sufflorum et nebulonum oculi caligant ad tantum Solem, cuius penetrantissimos radios ferre non possunt[29] Voyez ce qu’a écrit en son Anthropographie M. Riolan, [59] de laudibus Aristotelis[30]

Pour ce que m’écrivez du passage d’Hippocrate, qui se deceptum fatetur in suturis Autonomi[31][60] je n’en sais pas plus que vous et ne vous en puis que dire. Pour des thèses, [61] je vous en mettrai quelques-unes à part. Te cum suavissima uxore et bellula filiola libentissime saluto. Vive, vale et me ama.

Tuus ex animo, Guido Patin.

Parisiis, die Martis 22. Febr. 1667[32]


a.

Ms BnF no 9357, fos 364‑365, « À Monsieur/ Monsieur de Salins le puîné,/ Docteur en médecine,/ À Beaune » ; Chéreau no xxxii (46‑47).

1.

Les deux anciens Galien grecs dont parlait ici Guy Patin sont celles de Venise (la première de toutes les éditions imprimées, Aldus et Andrea Asulanus, 1525, 5 volumes in‑fo) et de Bâle (par les soins de Jérôme Gémusée [v. note [41], lettre 1020], chez les imprimeurs Andreas Cratander, Johannes Hervagius et Johannes Bebelius, 1538, 5 volumes in‑fo).

V. note [9], lettre latine 57, pour l’édition de Caspar Hofmann et Johann Georg Volckamer qui n’a jamais vu le jour.

Les 13 tomes de l’Hippocrate et Galien, grecs et latins, de René Chartier, partiellement publiés en 1639 (8 tomes) puis 1649 (2 tomes), ne parurent complets qu’en 1689 (v. note [13], lettre 35).

2.

« ajoutez que tous sont dans la gêne en cette maison » (Juvénal, v. note [3], lettre 781).

3.

« est pour moi inconnu et obscur » ; Guy Patin avouait son incompétence à éclairer Hugues ii de Salins sur un passage du :

Observationum et curationum medicinalium de febribus publice grassantibus : Cum morbis epidemiis, deque febribus malignis, contagiosis, pestilentibus, ac peste : Liber sextus. In quo earum caussæ, signa, prognoses, curatio graphice depinguntur : D. Petro Foresto Alcmariano, Medico, auctore. Accessit Liber septimus Observationum et curationum medicinalium De symptomatibus febrium…

[Sixième livre d’Observations et de cures concernant les fièvres qui sévissent dans le public, avec les maladies épidémiques, et au sujet des fièvres malignes, contagieuses, pestilentielles, et de la peste. M. Petrus Forestus, {a} natif d’Alkmaar y dépeint exactement leurs causes, signes, pronostics et traitement. On y a ajouté le septième livre d’observations et de cures médicales concernant les symptômes des fièvres…] {b}


  1. Peter Van Foreest, v. note [13], lettre 401.

  2. Leyde, Librairie Plantin, Franciscus Raphelengius, 1591, in‑8o de 361 pages. V. notule {c}, note [27], lettre latine 4, pour les 28 livres d’Observationum et curationum medicinalium [Observations et de guérisons médicales] de Forestus (Francfort, 1602), réédition qui inclut ses livres vi et vii.

Ce recueil compte 61 observations commentées pour le 6e livre (dont huit, ix‑xvi, sont consacrés à la peste de Delft, pestis Delphensis, en 1557), et de 41 pour le 7e livre.

Sur la peste, Hippocrate y est cité aux pages 172 et 189. Il a consacré toute la troisième section du livre iii des Épidémies à celle d’Athènes (en 430 av. J.‑C.) ; mais Thucydide en a donné la plus célèbre relation (v. note [3], lettre 561).

4.

« Forestus fut le singe de Fernel : {a} “ La vie est courte, la science est longue ”. » {b}


  1. V. note [8], lettre 190, pour l’application de cette médisance à Jean i Riolan par Caspar Hofmann.

  2. La citation est le début du premier et plus fameux des Aphorismes d’Hippocrate (v. note [3], lettre 154) : Ο βιος βραχυς, η δε τεχνη μακρη…, « La vie est courte, l’art est long… »

5.

« chacun de ces deux livres exhale le talent et recèle le génie de Cardan ».

6.

Guy Patin citait d’abord le Proxeneta, seu de Prudentia civili liber ; recens in lucem protractus, vel e tenebris erutus [Le Courtier, ou livre sur la Compétence civique ; récemment mis au jour, ou tiré des ténèbres] de Jérôme Cardan (Leyde, Elsevier, 1627, in‑12 de 767 pages), dont le chapitre xcii (pages 501‑537) est intitulé Artificum præcepta specialia [Préceptes particuliers des hommes de l’art]. Il y est longuement question de bonne et de mauvaise médecine, et de bons et mauvais médecins. Tout cela rejoint les idées de Patin sur les manières diverses de pratiquer la médecine ; mais avec tout de même une nuance de scepticisme qui n’étouffait que rarement notre auteur. La fin résume le propos :

[modus] Empiricus, qui pessimus, et ex quo, sine cognitione caussæ aut differentiarum morbi, transeunt ad dissimilia, putantes ad similia transire ; et Rationalis, qui optimus est ; hunc nemo aggreditur : sed ad Tentandum se conferunt ; existimantes hunc esse certissimum modum, securissimum, et optimum ; quum tempus terant, protrahant morbum in immensum, et (quod maius omnibus est) non possint mensuram rei exquisitam adhibere : quod in Rationali cura est optimum : nam et celeriter et facile sic, ac cum ægrorum commodo et voluptate, sanitatem adipiscuntur. Eo ergo res medica traducta est, ut veluti per cæcos exploretur iter. Atque hi etiam sunt, qui optimi habentur. Vide quid de aliis censendum sit.

[La méthode empirique est la pire : sans connaissance de la cause ni de la spécificité de la maladie, les médecins parviennent à des dissemblances en pensant parvenir à des ressemblances. L’autre est la méthode rationnelle, qui est la meilleure. Personne ne l’attaque ; au contraire, les médecins s’accordent à la mettre en œuvre ; ils pensent que c’est le procédé le plus certain, le plus sûr et le meilleur ; bien que les siècles polissent la maladie, la prolongent à l’infini et (ce qui est le plus important de tout) ne puissent mettre l’art à portée des gens raffinés. Ce qu’il y a de meilleur dans la méthode rationnelle est la manière de soigner, car ceux qui la pratiquent obtiennent la guérison rapidement et facilement, et pour le profit et la satisfaction des malades. Ainsi, la médecine progresse à la manière dont les aveugles explorent un chemin ; et ce sont ceux-là qu’on tient pour les meilleurs. Voyez alors ce qu’il faudrait penser des autres].

Les autres titres de Cardan que Patin mentionnait sont :

7.

« En termes d’imprimerie, on dit jouxte la copie imprimée en tel lieu pour dire sur un autre exemplaire imprimé ; ce qui se met le plus souvent aux livres contrefaits ou de contrebande » (Furetière).

V. note [7], lettre 73, pour l’édition de la Sagesse de Pierre Charron datée de Bordeaux en 1601 ; celle de 1614, in‑8o, à Rouen, a été publiée chez T. Daré et L. Costé.

8.

Les six livres de la République de Jean Bodin, {a} Angevin. Plus l’Apologie de René Herpin. {b} Avec un discours et réponses du même auteur aux paradoxes du sieur de Malestroit {c} sur le rehaussement et diminution des monnaies et le moyen d’y remédier. {d}


  1. V. note [25], lettre 97, pour Jean Bodin et la première édition de sa République (Paris, 1576).

  2. Publiée pour la première fois en 1581 (Paris, Jacques du Puy, in‑8o de 87 pages) : René Herpin est un pseudonyme de Bodin.

  3. Les Paradoxes du Seigneur de Malestroict, conseiller du roi, et maître ordinaire de ses comptes, sur le fait des monnaies, présentés à Sa Majesté, au mois de mars m. d. lxvi. Avec la réponse de M. Jean Bodin aux dits paradoxes avaient paru pour la première fois en 1568 (Martin le Jeune, in‑4o de 13 feuilles).

  4. Lyon, Barthélemy Vincent, 1593, in‑8o de 1 060 pages.

    Libraire-imprimeur lyonnais de confession calviniste, Barthélemy Vincent (Bartholomæus Vincentius) avait succédé à son grand-père, Antoine, et à son père, lui aussi prénommé Barthélemy. Il mourut en 1627.


9.

« Il n’y a pas en tout le monde de livre plus sacré » : imitation de Non est in toto sanctior orbe locus (v. note [8], lettre 748).

10.

Aristénète, écrivain grec natif de Nicée vers l’an 300, mort en 358 dans le tremblement de terre de Nicomédie, fut ami du rhéteur Libanius. {a} On lui attribue deux livres d’Épîtres amoureuses, {a} échanges de lettres entre des courtisanes, qui ont été imprimées pour la première fois (Anvers, 1566) par les soins de Johannes Sambucus. {a} Les Aristæneti epistolæ Græcæ, cum Latina interpretatione et notis Iosiæ Merceri [Épîtres grecques d’Aristénète, avec traduction en latin et notes de Josias Mercier] {a} (Paris, M. Orry, 1596, in‑8o) ont été rééditées plusieurs fois aux xviie (traduction française de Rotterdam, 1695) et xviiie s.


  1. V. note [3], lettre latine 337.

  2. Επιστολαι εροτικαι (Epistolaï erotikaï).

  3. V. notule {b}, note [89] du Faux Patiniana II‑7.

  4. Beau-père de Claude i Saumaise, v. note [5], lettre 44.

    Jean Mercier (Mercerus), père de Josias, était un savant hébraïsant et théologien protestant, natif d’Uzès (mort en 1570). Il avait été nommé professeur d’hébreu au Collège de France en 1546, mais dut quitter la France lors de la seconde guerre de Religion pour aller à Venise. Il revint dans sa patrie après la paix de Saint-Germain, mais mourut peu après à Uzès avant d’avoir pu regagner Paris (G.D.U. xixe s.).


11.

« d’une goutte soustraite et supprimée. »

12.

« à cause de la faiblesse d’esprit de l’enfance, et de son intelligence qui n’est pas encore bien affermie. »

13.

Anacrise, ou parfait jugement et examen des esprits propres et nés aux sciences. Où par merveilleux et utiles secrets, tirés tant de la vraie Philosophie naturelle, que divine, est démontrée la différence des grâces et habilités qui se trouvent aux hommes, et quel genre de lettres est convenable l’esprit de chacun : de manière que quiconque lira ici attentivement, découvrira la propriété de son esprit, et saura élire la science dans laquelle il doit profiter le plus. Composé en espagnol par M. Jean Huart, {a} docteur, natif de S. Jean du pied de Port, et mis en français, au grand profit de la République, par Gabriel Chappuis, Tourangeau. {b}


  1. Ceci est le seul ouvrage connu du médecin et philosophe espagnol Juan Huarte Navarro (Saint-Jean-Pied-de-Port, Navarre vers 1530-vers 1600). Publié pour la première fois en espagnol à Pampelune en 1578, ce traité analyse les facultés intellectuelles des hommes avec autant de succès que pouvait le permettre l’état de la physiologie à l’époque. Huarte a de bons aperçus sur l’éducation, mais il pousse sa théorie jusqu’à prétendre que l’on peut procréer à volonté des enfants de l’un ou de l’autre sexe, et de tel ou tel génie (G.D.U. xixe s.).

  2. Lyon, François Didier, 1580, in‑8o de 748 pages, pour l’une de nombreuses rééditions.

Guy Patin renvoyait au chapitre 1, Ici se prouve, par l’exemple, que si l’enfant n’a l’esprit et l’habileté requise pour apprendre la science qu’il veut étudier, il perd temps de l’ouïr de bons maîtres et ne gagne rien d’avoir beaucoup de livres et de travailler à les lire et feuilleter toute sa vie.

14.

« en l’une et l’autre langue ».

15.

La grammaire grecque de Nicolas Clénard (v. note [12], lettre 126) a connu de très nombreuses éditions, dont par exemple :

Nicolai Clenardi Grammatica Græca, a Stephano Maquoto e Societate Iesu recognita, ad usum Collegiorum eiusdem Societatis. Addita est Syntaxis cum ijs partibus Grammaticæ quæ adhuc in Clenardo desiderata fuerant. Una cum Compendio Regularum. Editio quarta.

[Grammaire grecque de Nicolas Clénard, révisée par Étienne Maquot, de la Compagnie de Jésus, pour l’usage des collèges de ladite Compagnie. Une Syntaxe y a été ajouté en contenant les parties de la frammaire qui manquaient jusqu’ici dans Clénard. Avec un abrégé des règles. Quatrième édition]. {a}


  1. Poitiers, A. Mesnier et I. Thoreau, 1623, in‑8o de 239 pages ; v. note [4], lettre latine 101, pour l’édition donnée par le P. Philippe Labbe (Paris, 1655).

16.

« mais qui le réparera ? »

L’Euphormion de Jean Barclay (v. note [20], lettre 80) contient plusieurs allusions à l’instruction des enfants. Puisque Guy Patin évoquait ici le rôle que les moines y prennent et qu’il y incluait les jésuites, on peut choisir de citer le passage (pages 34‑37) où Barclay introduit son Acignius (anagramme d’Ignacius, Ignace de Loyola, v. note [3], lettre 320).

Euphormion et son ami Percas cheminent vers Basilée (Pont-à-Mousson) et rencontrent un homme qui s’y rend aussi

« pour être témoin d’un nouveau bonheur qui est arrivé dedans ce lieu, mais aussi pour y participer.

[…] Il était grand parleur de son naturel. Ayant l’esprit assez mauvais, il admirait tout. Il s’imaginait que chacun fût obligé de trouver bon tout ce qui était à son goût. “ Je crois, dit-il, que vous avez ouï parler d’Acignius ? C’est un homme d’une intégrité de vie admirable. Comme il a le courage grand, il a méprisé la bassesse des choses ordinaires et communes, et s’est arrêté à celles que le ciel à peine était capable de comprendre. Il ne s’est pas contenté d’entretenir son âme de hautes imaginations, il a désiré que ceux de sa maison tinssent pour maxime que c’était une impertinence d’employer sa jeunesse aux voluptés puisque cet âge était dédié naturellement au travail, que c’était une vanité de désirer impatiemment des choses que l’on est pas assuré d’avoir ou qui échappent quand on les possède, qu’il y a plus d’honneur à rejeter les plaisirs du monde qu’à les rechercher. Ces préceptes et plus que tout, sa vie exemplaire ont conduit si noblement les siens au droit chemin de la vertu que l’on s’est persuadé qu’elle avait établi chez lui sa demeure. Chacun a voulu être de ses sectateurs. Chacun a secondé ses bonnes intentions. Tous y ont contribué de leurs biens, de leur crédit et de leur avis. Bref, il s’est rendu si puissant que ceux qui l’avaient élevé n’ont plus eu la puissance de l’abaisser. Il retenait le menu peuple par une certaine crainte des choses sacrées et de la religion qu’il leur imprimait dedans l’esprit. La jeunesse qu’il avait instruite le portait avec une extrême passion. Il gouvernait les grands en leur faisant voir qu’il maniait les esprits de leurs sujets. Il disposait des magistrats en leur faisant croire qu’il avait l’oreille de leurs maîtres. Il y avait chez lui des hommes de toute qualité. Il faisait les gouverneurs et les officiers des provinces et des villes.

[…] Depuis que les grands ont commencé à appréhender cette puissance qu’ils avaient eux-mêmes élevée, on l’a blâmé de tout ce qu’il faisait. L’on a interprété à son désavantage tout ce qui venait de sa part. Les bonnes œuvres qu’il faisait ont passé pour des crimes. Bref, on a chassé Acignius.

[…] Les sciences en furent méprisées, les bonnes lettres demeurèrent sans honneur. Il n’y avait plus de probité parmi les hommes : elle avait suivi Acignius. Cette disgrâce avait imprimé une telle crainte parmi les plus beaux esprits que cela les rendait incapables de quelque production que ce fût. C’est pourquoi il fut nécessaire de rappeler Acignius par un décret souverain […]. ” Le libre discours de cet homme nous donna bien du contentement. Il approuvait tout ce qui venait de la part d’Acignius. […] “ Je m’imagine, lui dis-je, {a} que vous étonnerez tout le monde du seul nom d’Acignius aussitôt que vous aurez été quelque temps en sa maison, et qu’il n’y aura personne qui, à votre persuasion, ne se sente honoré de le servir, puisqu’il est si grand et si absolu. ” Il branla la tête. “ Ces considérations, me dit-il, ne m’ont pas ému {b} à le rechercher. J’en ai eu des occasions bien plus puissantes. Tout enfant que j’ai été, j’ai toujours désiré d’être savant. Je ne pense pas avoir appris mes principes, et ce n’est point le repentir de n’avoir jamais rien fait en ma jeunesse qui me pousse à l’exercice des lettres, qui a la réputation d’être fort pénible. Il faut dire la vérité, aussi bien je m’en vais dans un lieu où je dois faire profession d’humilité. Il me semble que tant plus je vais en avant, tant plus je sens diminuer la force de mon esprit.

[…] Ayant cru qu’il n’y avait personne chez Acignius qui n’excellât en toutes les connaissances qui peuvent faire un habile homme et que personne n’y était reçu qui ne fût tel, j’ai reconnu que c’est l’esprit de la maison qui remplit ceux qui en sont d’une science qui leur est infuse à l’heure même qu’ils y entrent, que la robe noire que l’on y prend opère des prodiges et des miracles, et que l’on paraît éloquent et judicieux aussitôt qu’on l’a vêtue. De fait, tous ceux qui avaient encore moins de capacité que moi, qui n’en ai que fort peu, aussitôt qu’ils sont entrés là-dedans ont été prisés de tous ceux de leur volée. […] ” Non seulement, dit-il, on me promettait que je deviendrais savant si j’avais l’heur d’entrer en cette maison, mais on me menaçait que l’ignorance serait en moi un accident inséparable au cas que je fisse le contraire. ” »


  1. Le narrateur est Euphormion.

17.

« pour faire fortune, honnêtement, ou sinon par quelque moyen que ce soit » (Horace), v. note [20], lettre 181.

18.

« on est contraint par le fer, par les embûches et par le poison, et les affaires humaines sont agitées d’un trépidant tumulte » (George Buchanan, De Sphæra [La Sphère], v. note [8], lettre 604).

19.

« au large Cadix, il y a d’autres mers, mais aussi des ténèbres plus que cimmériennes. »

Ultra Gades nil [Il n’y a rien au large de Cadix] était une devise inscrite sur les colonnes d’Hercule (détroit de Gibraltar, v. note [10], lettre 447).

Érasme (adage no 2424, Ad Herculis columnas [Aux colonnes d’Hercule]) :

Sic enim vulgo dici solere : Τα περα Γαδειρων ου περατα, id est Quæ ultra Gades, inaccessa. Quo significant ultra columnas Herculis non esse, quo progrediare. Columnas has Hercules ibi fixisse dicitur, cum boves vestigaret Geryonis, tamquam illic esset suprema orbis meta.

[On disait ainsi communément : « Les terres au large de Cadix sont inaccessibles »  voulant exprimer par là qu’au delà des colonnes d’Hercule, il n’y avait nulle part où aller. {a} On dit qu’Hercule a dressé là ces colonnes alors qu’il traquait les bœufs de Géryon comme si ce point était l’extrémité du monde]. {b}


  1. Sauf en longeant les côtes européennes ou africaines.

  2. Après la découverte de l’Amérique, on remplaça Ultra Gades nil par Plus ultra [Il y a plus au large], « Plus oultre » en vieux français. Charles Quint (v. note [32], lettre 345) prit ces deux mots pour devise.

    V. note [58] du Patiniana I‑2 pour un emploi concret de cet adage à la gloire de Francis Drake en 1580 (soit 44 ans après la mort d’Érasme).


Les Cimmériens étaient dans l’Antiquité un peuple scythe habitant les rives du Bosphore de la mer d’Azov (Palus Meotis) ; c’est aujourd’hui le détroit de Kertch (ou d’Iénikalé, v. note [2], lettre latine 475) au nord de la mer Noire, près de la Crimée, où se jette le Don, ancien Tanaïs (v. note [20], lettre 197). Les ténèbres cimmériennes étaient proverbiales chez les Grecs, par allusion à la nuit perpétuelle à laquelle la légende condamnait les Cimmériens. Cimmeriæ tenebræ est un autre adage d’Érasme (no 1534) :

Multam obscuritatem aut animi caliginem Cimmerias tenebras appellant.

[On appelle ténèbres cimmériennes une obscurité profonde ou la noirceur de l’âme].

V. note [2], lettre latine 475, pour un commentaire complémentaire sur ces références géographiques anciennes de Patin et d’Érasme.

20.

« par-dessus la capacité des intelligences communes ».

21.

« les esprits métaphysiques sont innés, l’Être est transcendantalement inné ».

22.

« dans le firmament des savants »

Quoique facile à comprendre, « incomparabilité » est une rareté de la langue française, attestée par Littré DLF.

23.

Cette anecdote sur la servile inspiration que les médiocres tirent des génies ne provient pas d’un des deux Pline, mais d’Élien le Sophiste (v. note [2], lettre 618 ; Histoires diverses, livre xiii, chapitre 22) :

« Du Temple d’Homère. Ptolémée Philopator {a} ayant élevé un temple en l’honneur d’Homère, y plaça une belle statue du poète, autour de laquelle étaient représentées les villes qui se disputaient l’honneur de l’avoir vu naître ; mais le peintre Galaton le peignit vomissant au milieu d’une foule de poètes, qui ramassaient soigneusement tout ce qui sortait de sa bouche. »


  1. Ptolémée iv dit Philopator (qui aime son père), pharaon du iiie s. av. J.‑C.

Le 14e emblème de la Morosophie [Folie sage] de Guillaume de La Perrière, Toulousain, contenant cent emblèmes moraux illustrés de cent tétrastiques latins, réduits en autant de quatrains français (Lyon, Macé Bonhomme, 1553, in‑8o illustré de 200 pages) représente Homère se soulageant dans la vasque d’une fontaine où s’abreuvent les poètes, avec ces vers :

« Homère pisse, et maint homme souhaite
Saouler {a} sa soif, buvant de son urine :
Pour te montrer que jamais bon poète
Tu ne seras sans goûter sa doctrine. »


  1. Soulager.

24.

« il était soumis à la crainte du souverain, et je ne m’en étonne pas. »

25.

« parmi les leurs ».

26.

« deux étoiles éblouissantes dans le firmament des érudits. »

27.

« qui fut vraiment le soleil des savants et l’aigle des génies. »

28.

« genre d’hommes le plus menteur de tous ».

29.

« les yeux des hommes de cette sorte, souffleurs et vauriens, sont éblouis par un si grand soleil, dont ils ne peuvent supporter les rayons très pénétrants. »

30.

« à la louange d’Aristote. » Le chapitre iii du livre i de l’Anthropographie de Jean ii Riolan (v. note [25], lettre 146) est intitulé Jugement de l’auteur touchant les œuvres anatomiques d’Aristote, avec cet éloge (Les Œuvres anatomiques de Me Jean Riolan…, 1629, pages 48‑49). :

« Il est très certain qu’Aristote, vrai miracle de la nature, a été doué d’une subtilité d’esprit transcendante et incomparable, selon la façon de parler de Pline ; le seul père de toute la sagesse humaine, au jugement de Scaliger, et comme le dieu tutélaire de ceux qui ont le mieux philosophé ; lequel Platon a honoré du nom de l’intelligence de son Académie et de celui de philosophe de la vérité ; pour qui Cicéron rend cet avantageux témoignage qu’il ne fut jamais homme si docte, jamais homme si subtil et en un mot, jamais homme qui ait tant travaillé en la recherche et jugement des choses. Ammonius, en sa Vie, tient qu’il a surpassé toute la sagesse du monde. Averroès, {a} au comment. 14e du 3e liv. de l’Âme, assure qu’il a été une règle et un prototype duquel la Nature s’est voulu servir pour faire parade de la dernière perfection des choses d’ici-bas ; et au livre de la Struct. disput. 3e particule 13e, il dit que l’entendement d’Aristote a été la fin et le but de l’entendement humain, c’est pourquoi on ne dit pas mal à propos qu’il nous a été donné par un coup de la divine Providence afin que nous ne soyons pas ignorants de ce que l’on peut apprendre ; et en un autre endroit, il remarque que cinq cents ans ont passé depuis le temps d’Aristote, mais que, pour cela, {b} personne n’a su reconnaître la moindre faute en ses œuvres. Louons Dieu (dit Averroès) qui a relevé cet homme en perfection au-dessus des autres, voire tellement accompli en toutes sortes de perfections qu’il n’y a homme qui puisse jamais parvenir à rien de semblable. Après avoir rendu tant de témoignages en faveur de la doctrine de ce grand philosophe, je m’en vais maintenant faire voir qu’en la médecine, mais par exprès {c} en l’anatomie, il a, aussi bien qu’en toute la philosophie, surpassé tous ceux qui en ont jamais écrit, afin que désormais on ajoute plus de croyance à ses écrits, quoi que Du Laurens puisse avoir dit au contraire. »


  1. V. note [51] du Naudæana 1.

  2. En dépit de cela.

  3. Particulièrement.

Ce panégyrique est un témoignage supplémentaire de la foi aveugle que Riolan vouait aux savants de l’Antiquité gréco-romaine, consacrant toute son énergie à prouver qu’ils ne s’étaient pas trompés, mais que, tout au plus, on avait pu mal les comprendre. Cela lui fit rejeter avec horreur toutes les nouveautés anatomiques de son époque, en tout premier les circulations du sang et de la lymphe. Guy Patin, son héritier spirituel, partageait ses idées avec un entrain changeant : il oscillait entre la pleine adhésion et le piteux désintérêt, jugeant que ces découvertes, même exactes, n’avaient pas de conséquence sur la manière de soigner.

31.

« qui avoue s’être trompé dans les sutures d’Autonomus » ; passage du livre v des Épidémies (Littré Hip, volume 5, page 227) qui présente un cas malheureux de blessure à la tête :

« À Omilos, Autonomus mourut le 16e jour d’une plaie de tête, ayant reçu, au cœur de l’été, une pierre lancée à la main au milieu du bregma dans les sutures. Je ne reconnus pas que cette lésion exigeait l’emploi du trépan. {a} Ce qui m’induisit en erreur, ce furent les sutures sur lesquelles avait porté la lésion faite par le corps vulnérant. Plus tard, en effet, la chose devint évidente : douleur très violente d’abord à la clavicule, puis au côté ; le spasme s’empara des deux bras, car la plaie siégeait dans le milieu de la tête et du bregma. Le patient fut trépané le 15e jour ; il vint du pus en médiocre quantité, et la méninge fut trouvée sans corruption. »


  1. V. note [9], lettre 513.

Le bregma est le point de la voûte crânienne où se réunissent, en formant un T, les sutures de l’os frontal (en avant, barre du T) et des deux os pariétaux (en arrière de chaque côté, jambe du T) ; il correspond chez le petit enfant à la grande fontanelle (v. note [31] d’ Une thèse de Guy Patin : « L’homme n’est que maladie »). En palpant la tête du blessé, le médecin avait pris ce qui était une fracture pour le relief normal des sutures crâniennes (v. note [14] de l’Observation 20).

32.

« Je vous salue de tout mon cœur, ainsi que votre très suave épouse et la mignonne petite fille. Vive, vale et aimez-moi. Vôtre de tout cœur, Guy Patin. À Paris, ce mardi 22e de février 1667. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Hugues II de Salins, le 22 février 1667

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(Consulté le 09/05/2024)

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