Je viens d’apprendre une chose que je ne dirai qu’à vous et dont je suis fort fâché. C’est que la famille de M. de Saumaise [2] est en désarroi. Il pensait l’an passé à revenir demeurer ici et de fait, on en traita exprès. Les amis qu’il avait de deçà lui conseillaient la plupart de n’y pas venir et de ne pas quitter le certain pour l’incertain, qu’il pourrait être payé un an ou deux de sa pension et peut-être jamais plus après. Le nonce du pape [3] s’en mêla aussi pour l’empêcher, de sorte que, voyant toutes ces difficultés, il abandonna l’affaire avec résolution de n’en parler jamais ; joint que les Hollandais lui témoignaient qu’ils avaient grand regret qu’il les quittât. Madame sa femme [4] qui désirait fort de venir demeurer ici, voyant ses prétentions manquées, a commencé d’être plus acariâtre et plus mauvaise que jamais, et en est venue à telle extrémité que, voyant son mari résolu de ne bouger de là, elle l’a quitté, ne voulant plus demeurer en ce pays-là, et s’en est venue ici avec deux de ses enfants. Je ne sais pas de quel cœur il supportera cette affliction, mais j’ai peur qu’elle ne le touche fort. Il est délicat et malsain, et je crois qu’il a maintenant autant besoin d’une femme qu’il ait jamais eu. On dit qu’il est au lit avec la goutte. [5] Son livre De la Primauté de saint Pierre en latin est achevé, avec une grande préface contre le P. Petau. [1][6] Il y a ici trois hommes qui écrivent contre lui, savoir Desiderius Heraldus, [7] qui a autrefois travaillé sur Arnobe [8] et sur Tertullien, [2][9] un nommé Fabrotus, [3][10] et un professeur en droit à Angers, [11][12][13] allemand de nation, nommé Sengeberus. [4][14] M. de Saumaise sait bien tout cela et en est bien aise. Il dit que quand ces livres seront faits tous trois, il y répondra tout en un volume. Néanmoins toutes ces petites querelles nous font tort et nuisent au public. Si ce grand héros de la république des lettres allait son grand chemin sans se détourner pour ces petits docteurs, s’il faisait comme la lune qui ne s’arrête point pour les petits chiens qui l’aboient, [5] nous pourrions jouir de ses plus grands travaux qui nous feraient plus de bien que toutes ces menues controverses. Sans faire tant de petits livrets, il nous obligerait fort de nous donner son grand Pline [15][16] qui est une œuvre digne de sa critique, et auquel il pourrait triompher très justement par-dessus tous ceux qui y ont jamais travaillé. [6] L’Histoire de Pline est un des plus beaux livres du monde, c’est pourquoi il a été nommé la Bibliothèque des pauvres. Si l’on y met Aristote [17] avec lui, c’est une bibliothèque presque complète. Si l’on y ajoute Plutarque [18] et Sénèque, [19] toute la famille des bons livres y sera, père et mère, aîné et cadet. Il obligerait aussi fort bien ceux de notre métier s’il faisait imprimer son Dioscoride [20] avec son commentaire sur chaque chapitre, ou son Arnobe, ou tous les volumes qu’il m’a dit lui-même avoir tout prêts à mettre sous la presse de rebus sacris et personis ecclesiasticis. [7] Et à propos des ouvrages de ce grand homme, j’ai cherché l’endroit où l’on m’avait dit qu’il médisait des médecins, c’est dans ses observations au droit attique et romain où il les accuse d’être mercenaires. [8] Il a tort, ayant été souvent malade en cette ville et si bien assisté par des médecins qu’il est encore sur ses pieds. Lui-même m’a dit qu’il devait la vie à feu M. Brayer [21][22] et à M. Allain, [9][23] qui l’avaient retiré d’un très mauvais pas où l’avait jeté un certain charlatan [24] qui, au lieu de le faire saigner, lui avait donné de l’antimoine [25] par deux fois ; et qui plus est, ces médecins le traitèrent comme on dit que faisaient saint Côme [26] et saint Damien, [10][27] sans en vouloir recevoir de l’argent ; dont se sentant fort obligé à eux, il leur envoya à chacun les Exercitationes sur Solinus. [6][28] C’est peut-être qu’il était mécontent des médecins de Hollande à cause de trois enfants qu’il y a perdus depuis un an de la petite vérole ; [29] et pour dire la vérité, tous ces médecins de Flandres [30] et de Hollande sont bien rudes et bien grossiers en leur pratique. Je ne laisse pas de m’étonner comment ces façons de parler sont échappées à un homme si sage, tel que M. de Saumaise, et qui connaît tant d’habiles médecins ici et ailleurs. Il lui est permis d’augmenter le nombre de ceux qui ont médit de notre profession, dont Pline est comme le chef ; [11][31] mais il n’aura jamais de l’honneur d’entrer en ce nombre avec Clénard [12][32] et Agrippa. [13][33] Pour Michel de Montaigne, [34] dont je fais grand cas, il a honoré les médecins de son approbation en leurs personnes, [14] et ne s’est attaqué qu’à leur métier ; et néanmoins il s’est trop hâté : s’il eût eu 90 ou 100 ans avant que de médire de la médecine, il eût pu avoir quelque couleur de raison ; mais ayant été maladif de bonne heure et n’ayant vécu que 70 ans, il faut avouer qu’il en a payé trop tôt l’amende. [15] Les sages voyageurs ne se moquent des chiens du village qu’après qu’ils en sont éloignés et qu’ils ne peuvent plus en être mordus. Je laisse là Neuhusius [35] et Barclay, [16][36] et les autres fous qui ont cherché à paraître en médisant de la plus innocente profession qui soit au monde. Je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
De Paris, ce 12e de septembre 1645.
1. |
La préface de Claude i Saumaise au lecteur des livres de Primatu Papæ [de la Primauté du pape] (Leyde, 1645, v. note [6], lettre 62), longue de dix pages, expose les motifs de la querelle entre protestants et catholiques sur la primauté et l’infaillibilité du pape (v. note [2], lettre 741). Saumaise y mord volontiers ses adversaires mais sans jamais nommer le P. Petau ; par exemple, à la 2e page :
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2. |
Didier Hérauld (Desiderius Heraldus, 1579-Paris juin 1649) avait d’abord professé le grec à l’académie de Saumur. Ayant pris part aux disputes qui troublaient les Églises protestantes, il se vit obligé d’abandonner sa chaire. Venu ensuite à Paris, il s’était fait recevoir avocat, et adonné à la jurisprudence et aux lettres. Il eut une violente controverse avec Saumaise (v. note [2], lettre 205). Les travaux de Hérauld que signalait ici Guy Patin sont :
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3. |
Charles-Annibal Fabrot (Aix-en-Provence 1580, Paris 1659), professeur de droit à l’Université d’Aix, avait acquis par son érudition l’amitié de Peiresc, du président du Vair, de Mathieu i Molé, de Jérôme i Bignon et du Chancelier Séguier. On lui doit la publication des Basiliques avec une traduction latine des Institutes de Justinien (v. note [22], lettre 224) et des notes de Jacques i Cujas, des éditions de divers historiens byzantins, ainsi que plusieurs ouvrages de droit et d’histoire ecclésiastiques, et une édition des Œuvres de Cujas (G.D.U. xixe s.). Il a publié deux attaques contre Claude i Saumaise :
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4. |
Angers (Maine-et-Loire), sur la Mayenne, est la capitale de l’Anjou. Elle possédait un évêché suffragant de Tours. Son Université, fondée en 1364 par Charles v, possédait trois facultés, de médecine, de droit et de théologie. Polycarpe Sengeber : Disceptatio de mutuo, adversus Claudii Salmasii novum dogma [Discussion sur l’emprunt, contre le nouveau dogme de Claude i Saumaise] (Paris, Vve Dupuis, 1646, in‑8o). Gilles Ménage s’est souvenu de lui en deux passages de ses Menagiana.
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5. |
6. |
V. note [5] de la Biographie de Claude ii Saumaise pour les commentaires de Claude i Saumaise sur la botanique de Pline l’Ancien parus en 1689 : de homonymis Hyles iatricæ… [sur les homonymies d’Hylès, le guérisseur…]. Saumaise figure aussi parmi les éditeurs des trois volumes de l’Histoire naturelle qui parurent en 1668-1669 (Leyde et Rotterdam, Franciscus Hackius, in‑8o). V. notes [3], [4] et [5] du Borboniana 1 manuscrit pour la source qui a inspiré tout ce passage de Guy Patin sur l’Histoire naturelle de Pline. |
7. |
« sur les choses sacrées et des personnes ecclésiastiques » ; v. note [7], lettre 103, pour les annotations inédites de Claude i Saumaise sur Dioscoride. |
8. |
Au chapitre xxv (page 540) des Observationes ad ius Atticum et Romanum (Leyde, 1645, v. note [3], lettre 123), à propos de la rétribution (merces), Saumaise dit des médecins :
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9. |
Feu M. Brayer pouvait être l’un des deux Brayer prénommés Gaspard, natifs de Château-Thierry, qui avaient été reçus docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris au début du xviie s. : Gaspard i (mort en 1639), docteur en 1612, devint médecin du roi et du prince de Soissons ; Gaspard ii, son fils aîné (mort en 1630), avait été reçu en 1619. Ils étaient respectivement père et frère aîné de Nicolas Brayer (régent en 1628, v. note [2], lettre 111) (M. Andry, Encyclopédie méthodique). Les Exercitationes [Essais] de Saumaise sur Solin ayant paru en 1629, il pouvait s’agir ici de l’un ou l’autre Gaspard. Denis Allain (Paris vers 1590-2 juin 1658) avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1618. Estimé de Guy Patin, il présida (et donc écrivit probablement) la thèse cardinale de Charles Patin en 1655 (v. note [7], lettre 396). Frappé de paralysie la même année, il demeura infirme jusqu’à sa mort. |
10. |
Côme et Damien, saints patrons des chirurgiens et des médecins, nés en Arabie au iiie s., pratiquaient l’art de soigner par l’imposition des mains et le signe de la croix. Tous deux exerçaient gratuitement leur talent de guérisseurs miraculeux, ce qui leur valut le surnom d’anargyres (αναργυρος, sans argent). Ils furent martyrisés au nom de leur foi sous Dioclétien. Ces deux saints tutélaires {a} étaient l’orgueil des chirurgiens de Paris ; {b} Étienne Pasquier, Les Recherches de la France (Paris, 1621), {c} livre ix,pages 862‑863, chapitre xxx, Collège et Confrérie de chirurgiens en la ville, prévôté et vicomté de Paris :
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11. |
Allusion à la longue diatribe de Pline contre la médecine et ses praticiens (Histoire naturelle, livre xxix, chapitre viii), avec notamment ce passage (Littré Pli, volume 2, page 300) :
Molière n’a pas exprimé autre chose dans le troisième intermède (ballet final) de son Malade imaginaire, quand Praeses (le président) récite ces vers macaroniques (c’est-à-dire du latin de cuisine, v. note [19], lettre 488, qui perd tout son sel en étant traduit) :
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12. |
Nicolas Clénard (Nicolaes Cleynaerts, Nicolaus Clenardus, Diest, Brabant 1493 ou 1494-Grenade 1542) professa le grec et l’hébreu à Louvain puis passa en Espagne (1531) où il enseigna le grec et le latin à l’Université de Salamanque. Après un séjour au Portugal (1533-1540), il se rendit ensuite au Maroc pour y apprendre l’arabe (1540-1542). Il a laissé des ouvrages de philologie grecque et hébraïque, et des lettres latines publiées pour la première fois en 1550 (Alphonse Roesch, Correspondance de Nicolas Clénard, Bruxelles, Palais des Académies, 1940-1941, 3 volumes in‑8o). Je n’ai pas trouvé le passage de ses œuvres où il a spécialement médit des médecins. |
13. |
Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim (Cologne 1486-Grenoble 1535), après des études de droit et de médecine, passa sa vie à sillonner l’Europe en exerçant au gré des circonstances les métiers de soldat, de secrétaire, de théologien, de médecin, d’alchimiste ou de cabaliste.
Agrippa a laissé plusieurs ouvrages, dont celui auquel Guy Patin faisait ici allusion : De Incertitudine et vanitate scientiarum et artium Declamatio invectiva, qua universa illa sophorum gigantomachia plusquam Herculea impugnatur audacia : doceturque nusquam certi quicquam, perpetui, et divini, nisi in solidis eloquiis atque eminentia Verbi Dei latere. Ce livre contient plusieurs chapitres consacrés à la médecine, où « le seul tort d’Agrippa est d’avoir attribué à l’art des défauts qu’il eût été plus juste de rejeter sur ceux qui le cultivent et de rendre la médecine responsable des erreurs de ceux qui l’exercent sans capacité » (Jourdan in Panckoucke). |
14. |
De son estime pour leurs personnes. |
15. |
Michel de Montaigne (28 février 1533-13 septembre 1592) n’atteignit pas l’âge de 60 ans. Il a exprimé ses doutes sur les médecins et leur art dans le chapitre xxxvii du livre i des Essais, intitulé De la Ressemblance des enfants aux pères, avec en particulier ce paragraphe où il mettait plus de confiance en l’hérédité qu’en la médecine :
V. note [25], lettre latine 4, pour l’épître de Jan van Beverwijk (1633, 1644 et 1665) contre cette critique de Montaigne sur les médecins. |
16. |
Edon i von Neuhaus (Neuhusius, 1581-1638), écrivain et humaniste hollandais, devint recteur du collège de Leeuwarden (Frise). {a} Son principal ouvrage est le : Theatrum ingenii humani, sive de cognoscenda Hominum Indole et secretis Animi motibus. Libri ii. Ce livre contient un virulent passage contre les médecins (pages 195‑196) :
Pour Jean Barclay, Guy Patin faisait allusion au passage de l’Euphormion (v. note [20], lettre 80) où le héros éponyme est chargé par son maître Callion (Charles iii, duc de Lorraine, v. note [35] du Borboniana 4 manuscrit) de porter un opiat qui guérit tout à Fibullius, son intime ami, malade de la pierre. La lettre qui accompagne la panacée de Callion s’achève par de dures paroles contre les médecins (pages 21‑22) :
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a. |
Du Four (édition princeps, 1683), no vi (pages 21‑25) ; Bulderen, no vi (tome i, pages 18‑19) ; Triaire no cxxix (pages 471‑474) ; Reveillé-Parise, no clxxxvii (tome i, pages 360‑362). |